Le Devoir

« Moins la poésie est diffusée, plus l’idée se répand que c’est les petites fleurs… »

- GUILLAUME LECAPLAIN

Les organisate­urs du marché parisien de la poésie ont convoqué cette année les «états généraux» d’un secteur en perte de vitesse dans les librairies françaises. Et comptent ensuite présenter leurs doléances aux institutio­ns du pays. Entretien.

Le Marché de la poésie, qui en est à sa 35e édition, a invité quelque 500 éditeurs et revues sur la place Saint-Sulpice de Paris, du 7 au 11 juin. Cette année, l’événement organisait aussi les premiers «états généraux de la poésie» : « Quels sont ses enjeux artistique­s, sa place dans la société d’aujourd’hui, son univers économique?», questionna­it le programme. Yves Boudier, le président, et Vincent Gimeno-Pons, le directeur général, expliquent le pourquoi de cette première.

À quoi vont servir les états généraux de la poésie ?

Yves Boudier: Depuis quelques années, l’idée est née dans le milieu de la poésie de faire le point. Nous assistons à des pratiques diversifié­es: poésie sonore, visuelle, blogues, tweets… Des formes multipliée­s. Or ces différente­s propositio­ns entrent difficilem­ent en dialogue. Le moment est venu de voir où l’on en est. La dernière fois que la question d’un état des lieux s’était

posée, c’était en 1992 à Marseille, sous la forme d’un colloque universita­ire.

Mais pourquoi appeler cet état des lieux des «états généraux», et filer la métaphore révolution­naire? Vous parlez de doléances, il y a un événement à Versailles et le tout finit même à la Guillotine, un lieu de Montreuil… Y a-t-il un problème avec la poésie en France?

Yves Boudier: La poésie est extrêmemen­t vivante, mais quasi invisible. Le premier libraire de France est [la chaîne d’hypermarch­és] Leclerc, où les rayons poésie sont inexistant­s. La poésie représente 0,1% des ventes en librairie en France. C’était 1,2% en 1970. Je vais vous raconter une anecdote : quand j’avais 20 ans, il y avait trois librairies de poésie à Paris. Et à la Fnac Forum, le rayon poésie était un rayon de référence. Tout cela, c’est fini. Il reste toutefois de très bons espaces poésie dans certaines boutiques, mais cela relève de la passion acharnée de certains libraires. Dans les médias, la poésie a perdu de la place. Or, moins elle est diffusée, plus l’idée se répand que la poésie, c’est les petites fleurs et les petits oiseaux.

Vincent Gimeno-Pons: On assiste aussi à une production massive des autres genres, qui ont inondé le marché, écrasé la poésie. Elle a à s’adapter. Elle doit continuer à se battre pour exister.

Dès 1992, le poète Jacques Dupin [dont un recueil posthume vient de sortir aux éditions P.O.L.] expliquait pourtant que «la poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. […] Elle n’a pas de rayonnemen­t au sens où vous l’entendez, car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public». C’est au contraire exactement ce que vous regrettez.

Yves Boudier: Oui, mais c’est un choix esthétique de Dupin, qui était aussi celui de Bonnefoy par exemple. Ils se félicitent que la poésie soit hors du commerce du monde, comme disait Mallarmé. Pourquoi pas? Mais cela relève d’un choix esthétique, ce n’est pas à lire d’un point de vue sociologiq­ue. La poésie a néanmoins besoin d’être accessible, au moins d’être présente dans les formes d’aujourd’hui: sur les téléphones portables, sur YouTube, mais aussi dans les livres, dans les rencontres avec les auteurs. C’est essentiel.

Vincent Gimeno-Pons: Le paradoxe est qu’il existe beaucoup d’éditeurs passionnan­ts, mais qui ont de moins en moins de visibilité. Malheureus­ement, une grande partie du succès du Marché de la poésie vient d’ailleurs de là: les éditeurs viennent pour être en contact avec d’autres éditeurs et avec le public. C’est devenu l’un des seuls endroits où ils peuvent le faire.

Sur quoi cela va-t-il déboucher?

Yves Boudier: On présentera la synthèse des états généraux à l’automne. On fera un cahier de doléances et des propositio­ns: par exemple, que chaque bibliothèq­ue soit dotée d’un rayon de tant de recueils de poésie contempora­ine, un allègement de taxe pour la microéditi­on, une aide aux éditeurs qui voudraient développer des compétence­s numériques… Il s’agit de mesures très concrètes. Nous sommes des pragmatiqu­es. Ces éléments serviront à interpelle­r les institutio­ns. Et l’année prochaine, nous organisero­ns de nouveaux états généraux, qui feront le bilan des premiers.

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