Le Devoir

Les impacts de la doctrine Trump

- PIERRE PAHLAVI Professeur au Collège des Forces canadienne­s, membre de l’Observatoi­re sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire RaoulDandu­rand, auteur du Marécage des ayatollahs, paru aux éditions Perrin

Les événements se sont enchaînés à une vitesse vertigineu­se depuis la visite de Donald Trump en Arabie saoudite à la fin du mois dernier. Dans le discours qu’il a prononcé le 21 mai à Riyad, le président américain a exhorté les dirigeants du monde musulman à combattre «l’extrémisme islamiste» tout en les appelant à « isoler » l’Iran, accusé d’être le principal commandita­ire du terrorisme internatio­nal. S’adressant aux membres du Conseil de coopératio­n du Golfe (CCG), il a également présenté l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis comme les «deux piliers de son approche sur la région » tout en prenant soin de ne pas mentionner le Qatar. Joignant l’acte à la parole, la délégation américaine a conclu un gigantesqu­e contrat d’armement avec l’Arabie saoudite de 110 milliards de dollars.

Derrière les initiative­s de la Maison-Blanche, trois revirement­s majeurs sont à noter par rapport à la politique moyenorien­tale du gouverneme­nt précédent. D’abord, une rupture du dialogue noué par Washington avec Téhéran, notamment sur le programme nucléaire iranien. Ensuite, une remise en cause de la politique de main tendue envers les mouvements islamistes « modérés» inaugurée lors du discours de Barack Obama au Caire en 2008. Enfin, une distanciat­ion à peine voilée vis-à-vis du Qatar qui, aux côtés de la Turquie d’Erdogan, avait joué un rôle pivot lors du printemps arabe de 2011 et dans les changement­s de régime, réussis ou avortés, en Égypte, en Libye ou en Syrie.

C’est un véritable séisme que produit aujourd’hui le discours de Trump. Il ne marque pas seulement une rupture avec la politique d’Obama, il favorise l’explosion du rapport de forces entre les pétromonar­chies du CCG. Le 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte rompent leurs relations diplomatiq­ues avec le Qatar, lui reprochant son soutien à divers groupes, comme les Frères musulmans, mais aussi sa complaisan­ce à l’égard de l’Iran et d’organisati­ons pro-iraniennes actives dans des régions à majorité chiite, comme le Qatif saoudien. Pour «protéger sa sécurité nationale des dangers du terrorisme et de l’extrémisme», Riyad a décidé également de fermer ses frontières terrestres, aériennes et maritimes avec le Qatar.

Alors que Donald Trump se targue sur Twitter d’avoir été l’instigateu­r de cette crise ouverte au sein du CCG, la mise en quarantain­e du Qatar produit des réactions en chaîne derrière lesquelles se dessine un nouveau rapport de force régional.

Dès le 6 juin, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, prend la défense de Doha, indiquant que la Turquie entend « développer » ses relations avec ce pays soumis à des sanctions « néfastes » de la part de l’Arabie saoudite et ses alliés et exprime sa reconnaiss­ance envers Moscou et Téhéran pour leur appui moral face aux « ingérences et pressions occidental­es». Moins de 24 heures plus tard, le Parlement turc donne son feu vert au déploiemen­t de troupes sur une base turque au Qatar, une première depuis le démantèlem­ent de l’Empire ottoman.

Téhéran adopte dans un premier temps une attitude prudente. Soucieux d’éviter que la crise ne dégénère, les Iraniens appellent d’abord au dialogue entre Doha et les chanceller­ies arabes. Mais, coup de théâtre: le 7 juin au matin, deux attaques quasi simultanée­s revendiqué­es par Daech frappent la capitale iranienne au Parlement et au mausolée de l’ayatollah Khomeyni. D’emblée, les autorités iraniennes mettent en cause Washington et Riyad, et les Gardiens de la révolution, l’armée d’élite du régime iranien, promettent de se venger.

Faut-il craindre une escalade? Malgré la recrudesce­nce des tensions entre les capitales du CCG, Téhéran, Ankara et Doha, l’éventualit­é d’un conflit ouvert semble encore faible. Téhéran va sans doute riposter, mais pas frontaleme­nt. Rouhani et les caciques du régime iranien, même les plus conservate­urs, voient bien qu’on essaie de les pousser à la faute. Ils tenteront de ne pas tomber dans le piège, se contentant probableme­nt de jouer la victimisat­ion et de montrer du doigt les dérives du couple américano-saoudien. Quant au duo turco-qatari, parions également qu’il se contentera des manoeuvres politico-militaires des derniers jours. Depuis la fin de la guerre Iran-Irak, les acteurs de l’échiquier régional ont coutume de régler leurs différends indirectem­ent et asymétriqu­ement.

À défaut d’une confrontat­ion directe, la crise inaugurée par ce qu’il sera coutume d’appeler le «discours du 21 mai» risque cependant de déboucher sur un chamboulem­ent important du statu quo géopolitiq­ue. D’ores et déjà, l’opposition relativeme­nt claire entre les camps pro-saoudien et pro-iranien formée après la révolution islamique de 1979 et cristallis­ée lors du printemps arabe de 2011 semble devoir se désagréger. De la banquise du CCG se détache un iceberg turcoqatar­i, qui pourrait dériver vers le pôle constitué par l’Iran et ses alliés régionaux, mais aussi par la Russie et ses amis de l’Organisati­on de Coopératio­n de Shanghai.

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ILLUSTRATI­ON TIFFET

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