Les impacts de la doctrine Trump
Les événements se sont enchaînés à une vitesse vertigineuse depuis la visite de Donald Trump en Arabie saoudite à la fin du mois dernier. Dans le discours qu’il a prononcé le 21 mai à Riyad, le président américain a exhorté les dirigeants du monde musulman à combattre «l’extrémisme islamiste» tout en les appelant à « isoler » l’Iran, accusé d’être le principal commanditaire du terrorisme international. S’adressant aux membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), il a également présenté l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis comme les «deux piliers de son approche sur la région » tout en prenant soin de ne pas mentionner le Qatar. Joignant l’acte à la parole, la délégation américaine a conclu un gigantesque contrat d’armement avec l’Arabie saoudite de 110 milliards de dollars.
Derrière les initiatives de la Maison-Blanche, trois revirements majeurs sont à noter par rapport à la politique moyenorientale du gouvernement précédent. D’abord, une rupture du dialogue noué par Washington avec Téhéran, notamment sur le programme nucléaire iranien. Ensuite, une remise en cause de la politique de main tendue envers les mouvements islamistes « modérés» inaugurée lors du discours de Barack Obama au Caire en 2008. Enfin, une distanciation à peine voilée vis-à-vis du Qatar qui, aux côtés de la Turquie d’Erdogan, avait joué un rôle pivot lors du printemps arabe de 2011 et dans les changements de régime, réussis ou avortés, en Égypte, en Libye ou en Syrie.
C’est un véritable séisme que produit aujourd’hui le discours de Trump. Il ne marque pas seulement une rupture avec la politique d’Obama, il favorise l’explosion du rapport de forces entre les pétromonarchies du CCG. Le 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte rompent leurs relations diplomatiques avec le Qatar, lui reprochant son soutien à divers groupes, comme les Frères musulmans, mais aussi sa complaisance à l’égard de l’Iran et d’organisations pro-iraniennes actives dans des régions à majorité chiite, comme le Qatif saoudien. Pour «protéger sa sécurité nationale des dangers du terrorisme et de l’extrémisme», Riyad a décidé également de fermer ses frontières terrestres, aériennes et maritimes avec le Qatar.
Alors que Donald Trump se targue sur Twitter d’avoir été l’instigateur de cette crise ouverte au sein du CCG, la mise en quarantaine du Qatar produit des réactions en chaîne derrière lesquelles se dessine un nouveau rapport de force régional.
Dès le 6 juin, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, prend la défense de Doha, indiquant que la Turquie entend « développer » ses relations avec ce pays soumis à des sanctions « néfastes » de la part de l’Arabie saoudite et ses alliés et exprime sa reconnaissance envers Moscou et Téhéran pour leur appui moral face aux « ingérences et pressions occidentales». Moins de 24 heures plus tard, le Parlement turc donne son feu vert au déploiement de troupes sur une base turque au Qatar, une première depuis le démantèlement de l’Empire ottoman.
Téhéran adopte dans un premier temps une attitude prudente. Soucieux d’éviter que la crise ne dégénère, les Iraniens appellent d’abord au dialogue entre Doha et les chancelleries arabes. Mais, coup de théâtre: le 7 juin au matin, deux attaques quasi simultanées revendiquées par Daech frappent la capitale iranienne au Parlement et au mausolée de l’ayatollah Khomeyni. D’emblée, les autorités iraniennes mettent en cause Washington et Riyad, et les Gardiens de la révolution, l’armée d’élite du régime iranien, promettent de se venger.
Faut-il craindre une escalade? Malgré la recrudescence des tensions entre les capitales du CCG, Téhéran, Ankara et Doha, l’éventualité d’un conflit ouvert semble encore faible. Téhéran va sans doute riposter, mais pas frontalement. Rouhani et les caciques du régime iranien, même les plus conservateurs, voient bien qu’on essaie de les pousser à la faute. Ils tenteront de ne pas tomber dans le piège, se contentant probablement de jouer la victimisation et de montrer du doigt les dérives du couple américano-saoudien. Quant au duo turco-qatari, parions également qu’il se contentera des manoeuvres politico-militaires des derniers jours. Depuis la fin de la guerre Iran-Irak, les acteurs de l’échiquier régional ont coutume de régler leurs différends indirectement et asymétriquement.
À défaut d’une confrontation directe, la crise inaugurée par ce qu’il sera coutume d’appeler le «discours du 21 mai» risque cependant de déboucher sur un chamboulement important du statu quo géopolitique. D’ores et déjà, l’opposition relativement claire entre les camps pro-saoudien et pro-iranien formée après la révolution islamique de 1979 et cristallisée lors du printemps arabe de 2011 semble devoir se désagréger. De la banquise du CCG se détache un iceberg turcoqatari, qui pourrait dériver vers le pôle constitué par l’Iran et ses alliés régionaux, mais aussi par la Russie et ses amis de l’Organisation de Coopération de Shanghai.