Aux frontières d’une crise migratoire
La fissure sonde en photos l’effet des exils sur les contours de l’Union européenne
Un passeport nigérian détrempé. Une gourde improvisée avec deux bouteilles de plastique fixées par un bout de tissu. Trois brosses à dents, un tube de dentifrice et un petit miroir. Des boîtes de pilules. Un petit biberon. Un nécessaire de pêche dans une pochette de toile…
À Lampedusa, petite île italienne devenue l’épicentre de la crise migratoire qui a frappé le continent européen en 2013 et dans les années suivantes, Giacomo Sferlazzo, militant local des droits de la personne, a ouvert en 2014 un musée de l’horreur, rangeant sur des étagères les restes des naufrages qu’il a ramassés sur la plage. Le photojournaliste espagnol Carlos Spottorno les a vus lors de son
passage dans ce coin du globe frappé malgré lui par une succession de drames humains. Il les a même pris en photo, sans décor, pour en faire ressortir tout l’abandon, mais surtout faire ressentir la violence d’un drame, par la solitude de ces objets, au bout milieu de La fissure (Gallimard), qu’il signe avec son collègue Guillermo Abril, grand reporter au El País Semanal, le supplément dominical «grands angles» et « opinions » du quotidien espagnol.
L’oeuvre hybride, au croisement du reportage photographique, du roman-photo et de la bande dessinée, a conduit les deux hommes, entre 2013 et 2015, aux quatre coins de l’Europe pour témoigner de ces trajectoires humaines détournées par la guerre et par les affres de la géopolitique, mais surtout pour prendre la pleine mesure de ces flux de migrants sur les frontières physiques, symboliques, politiques de l’Union européenne.
« La question migratoire, même si elle est mise en photo dans ce récit, n’est finalement pas le sujet principal du livre, admet à l’autre bout du fil, dans un français impeccable, Carlos Spottorno, joint mardi par Le Devoir à Madrid. Le protagoniste, c’est l’Union européenne et sa capacité à tenir ou pas face à l’enjeu des réfugiés.»
Dans un camp aux portes de la Slovénie, l’oeil du photographe a saisi une petite fille se prenant pour une fée et jouant à la marelle sous le regard d’une bénévole, au large de la Sicile, il s’est posé sur ces femmes voilées, rescapées d’une embarcation de fortune et retrouvant le sourire dans des couvertures de survie sur le pont d’un navire de guerre. En Bulgarie, il a immortalisé ce couple de Kurdes qui s’est inventé un jardin artificiel devant sa petite baraque pour se faire oublier qu’il était en exil. Mais au fil de toutes ces rencontres, de ces voyages, Carlos Spottorno et Guillermo Abril ont surtout laissé leur regard porter plus loin, sur ces nombreuses questions que l’urgence humanitaire ne permet pas toujours de bien formuler: « Y at-il un lien entre l’exode syrien et l’expansionnisme de Poutine?» se demandent-ils, à la page 143, au terme d’un séjour plutôt traumatisant en Pologne à la lisière de la Russie. «Qu’est-ce qui convient le mieux à Moscou: une Europe unie ou morcelée ? »
Le gouvernement de Donald Trump n’a visiblement pas le monopole de l’ingérence russe, comme le confirme en cours de route Roman, un pêcheur russe rencontré sur un lac partagé par l’empire de Poutine et l’Estonie, à qui les deux reporters ont demandé s’il pensait qu’un jour la Russie puisse faire partie de l’Europe? «Un jour, toute l’Union européenne fera partie de la Russie », répond-il à la blague. Ou pas.
Une nouvelle solidarité
«Quand on a réalisé ces reportages [publiés en espagnol dans El País et qui aujourd’hui donnent corps à La fissure], on sentait partout le long des frontières une Europe en train de se désintégrer, admet M. Spottorno, dont le travail de documentation qu’il a mené avec Abril a été honoré du prix World Press Photo cuvée 2015. Mais en trois ans, les choses ont beaucoup changé. » Il évoque le Brexit et la « réelle surprise » que le résultat de ce référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne a engendrée. Il parle de la montée des courants populistes et nationalistes de droite, antieuropéens, refoulés aux frontières des urnes dans plusieurs pays européens, dont la France. «En Europe continentale, on assiste à une renaissance de l’européisme, ce sentiment fort pour un fédéralisme européen. Le sens de l’Europe est en train de redevenir majoritaire», et cet album, admet-il, cherche modestement, en 172 pages, à attiser le mouvement.
«Tous ces drames humains de l’exil, nous les avons regardés avec stupéfaction, en nous demandant chaque jour, face à ces enfants qui marchaient avec un sac à dos pour passer une frontière, comment une telle chose peut arriver, dit-il. Il y a quelque chose d’injuste dans cette situation qui nous force à trouver une solution. Pour les nationalistes populistes, c’est le repli sur soi, c’est la fermeture des frontières. Mais pour nous, c’est plutôt par des politiques universelles capables d’éradiquer les guerres, les famines et la misère, par une plus grande solidarité, par la promotion d’une Europe unie que l’on va y arriver. Et ce n’est pas une question de moyens, car ces moyens, nous les avons. C’est une question de politique et de volonté.»
Avec ces photographies, puisées dans un bassin de 25 000 clichés ramenés du théâtre des opérations, puis travaillées pour en faire ressortir le grain et saturer certaines couleurs, La fissure a tout d’une oeuvre de création, à l’esthétisme singulier et à la proposition atypique. «Mais c’est bien plus que ça, résume Carlos Spottorno. C’est un appel à la conversation sur une Europe que l’on tient pour acquise et dont la crise des flux migratoires a mis en relief autant les lignes de faille que la détermination à rester unie.» Il ajoute: «J’ai 45 ans. Les gens de ma génération, comme les plus jeunes, n’ont connu qu’une seule Europe, celle de la paix et de la cohésion et ne peuvent pas imaginer autre chose. Or, cette Europe en paix, cette Europe solidaire, ne doit pas être tenue pour acquise. La guerre et les divisions sont toujours possibles», surtout si on laisse entendre seulement la voix de ceux et celles qui ont un intérêt dans tous ces drames et les divisions qu’ils induisent. « La passivité de ceux qui croient au projet commun fait également naître ces fissures, croit-il. Et c’est en leur montrant comment cela se passe qu’on leur donne les meilleures chances de pouvoir les colmater.»