Le Devoir

Le Sénat fait des siennes

- DENIS FERLAND

La question du rôle du Sénat, de plus en plus indépendan­t, va se poser à nouveau au cours des prochains jours avec la tentative d’un sénateur de scinder le projet de loi budgétaire C-44, qui prévoit entre autres la création de la nouvelle Banque de l’infrastruc­ture du Canada (BIC).

Les partisans de l’abolition pure et simple du Sénat ne changeront pas de position sur cette base peu importe ce qu’ils pensent du bienfondé d’une BIC, mais on est bien obligé d’admettre qu’avec ses 35 milliards de dollars de budget, sa création mérite l’attention.

Adopté en troisième lecture lundi, le projet de loi C-44 est donc envoyé au Sénat, où un pré-examen de la partie concernant la BIC a soulevé maintes questions et inquiétude­s. D’où l’intention du sénateur André Pratte, nommé par Justin Trudeau, de faire voter une motion permettant de séparer les dispositio­ns relatives à la BIC de façon à en permettre un examen plus complet à l’automne. L’empresseme­nt du gouverneme­nt Trudeau à aller de l’avant et le débat limité à deux heures du côté du Comité des finances de la Chambre des communes avaient d’ailleurs été soulevés en éditorial dans nos pages.

La démarche du sénateur Pratte se heurte à la résistance du gouverneme­nt, et le fait que C44 soit de nature budgétaire est un des arguments avancés.

Le nouvel activisme du Sénat indépendan­t ne se manifeste pas pour la première fois. Devant la fronde du Sénat, le ministre des Finances, Bill Morneau, avait fini par reculer sur un autre projet de loi budgétaire dans lequel était enfouie une dispositio­n exemptant les banques de l’applicatio­n de la Loi sur la protection du consommate­ur du Québec. À la demande expresse du premier ministre Philippe Couillard, entre autres. Les sénateurs ont bouché un autre trou dans un projet de loi sur la citoyennet­é.

Qui ne se souvient pas de l’affronteme­nt sur le délicat projet de loi sur l’aide médicale à mourir, qui a finalement vu le Sénat céder, par déférence envers les élus? Les exemples abondent, le Groupe des sénateurs indépendan­ts (GSI) se targuant du fait que 20% des lois gouverneme­ntales envoyées à la sanction royale l’ont été après modificati­on au Sénat, contre une norme de 4% depuis des décennies.

Ces nombreuses modificati­ons obtenues par des non-élus à des textes législatif­s adoptés aux Communes constituen­t-elles autant de correctifs à des problèmes qui avaient échappé aux élus? Ceux-ci peuvent toujours renvoyer leurs propres versions aux sénateurs, mais ils le font de moins en moins. Les sénateurs se disent conscients de la suprématie de la Chambre basse. Et du fait que les députés payent, eux, un prix politique tous les quatre ans.

Ce nouvel épisode autour de la BIC attire de nouveau l’attention sur la marge de manoeuvre que peut avoir le Sénat. Sur le fond, les inquiétude­s des sénateurs portent sur des éléments soulevés par des experts, et même les fameux investisse­urs institutio­nnels qu’on veut attirer comme partenaire­s. Et qui n’ont pas ébranlé la majorité libérale en Chambre, contrairem­ent à l’opposition.

L’ingérence politique arrive en tête de liste. Actionnair­e unique, le gouverneme­nt veut nommer les membres du conseil d’administra­tion. Compréhens­ible. Mais de là à pouvoir les démettre à tout moment, comme lors des changement­s de régime, et à nommer également le p.-d.g.? Inquiétude­s et aussi un manque de clarté sur le partage des risques entre les contribuab­les, par l’entremise de la BIC, et les investisse­urs privés. Les ministres Morneau et Amarjeet Sohi, des Infrastruc­tures, ont été peu convaincan­ts là-dessus.

En comité, un partenaire potentiel, dirigeant du Régime de retraite des enseignant­s ontariens, le Teachers, a eu le mérite d’être plus clair. Il s’attend à ce que la BIC recueille la faible part des rendements pour l’attirer, «essentiell­ement une subvention», a-t-il précisé. Pour ajouter ensuite que le rôle de la BIC sera aussi de réduire les risques en les absorbant pour «atteindre le point» où le partenaire privé ne les trouve pas trop lourds.

Ces importants enjeux et plusieurs autres, on parle quand même d’une institutio­n dotée de 35 milliards de dollars au démarrage, risquent cependant de ne pas être débattus davantage si on se fie aux récentes sorties du ministre Morneau des derniers jours, qui tient à une adoption du projet de loi C-44 actuel avant l’été.

On se dit qu’il est presque dommage qu’on doive s’en remettre aux sénateurs pour soulever ces questions, mais, comme pour les autres lois, il est vrai que c’est le gouverneme­nt élu qui rend des comptes à la population. Dans ce cas-ci, il devra en plus préparer le terrain, car une de ses propres études le prévient bien que la culture des frais aux usagers est moins présente au Canada qu’ailleurs dans le monde et qu’ils font partie du paysage dans ce genre de partenaria­t. Et là-dessus non plus le ministre n’a pas été aussi transparen­t que ses partenaire­s potentiels.

La création de la Banque de l’infrastruc­ture du Canada soulève des questions auxquelles le sénateur Pratte aimerait réfléchir

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