Une brèche dans l’armure de Poutine
Dans la Russie de Vladimir Poutine, qui ne souffre aucune opposition, les manifestations de lundi dans une centaine de villes sont un événement forcément extraordinaire. La mainmise de Poutine sur le pouvoir n’en est aucunement menacée; elles n’en ouvrent pas moins une brèche.
Des milliers de personnes descendues dans les rues d’une centaine de villes — Moscou, SaintPétersbourg, Vladivostok, Kaliningrad… — et, à la clé, quelque 1500 arrestations. Mobilisation populaire nécessairement remarquable, étant donné l’unanimisme dont s’enveloppe Vladimir Poutine par culte de la personnalité et par répression et dénigrement de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la contestation. Faux unanimisme, en fait, sous lequel couve parmi les Russes une part de mécontentement — devant la « corruption du pouvoir», les inégalités économiques et l’absence de logements…
Le Kremlin n’a rien ménagé pour discréditer ce mouvement de protestation anticorruption, à commencer par son leader Alexeï Navalny, un activiste de 40 ans qui fait campagne en vue de la présidentielle qui aura lieu au début de 2018 — sans savoir encore s’il sera autorisé à se présenter. Plusieurs fois arrêté, il est un leader très médiatique qui manie les réseaux sociaux en général et YouTube en particulier avec une efficacité redoutable, parvenant ainsi à contourner les médias officiels; mais leader aussi par défaut, vu le désert que sont devenus les rangs de l’opposition.
Le mouvement de protestation est d’autant plus étonnant qu’il donne des signes, certes fragiles, de survie. D’aucuns ont cru que les manifestations du 26 mars dernier, les plus importantes qu’ait connues la Russie depuis la réélection de M. Poutine en 2012, demeureraient sans suite. Un mouvement de jeunes qui aurait tôt fait de s’essouffler… «La révolte des enfants contre les pères», avait titré en une le journal Moskovski Komsomolets.
Or les manifestations de lundi, convoquées il y a plusieurs semaines à l’appel de Navalny, auront finalement été aussi amples que celles de mars, et ce, malgré l’interdiction de marcher faite par les autorités — et le fait que les manifestants qui sont arrêtés s’exposent à des punitions tout à fait exagérées, comme se voir empêché d’entrer à l’université ou sur le marché du travail.
Et si le mouvement demeure extrêmement minoritaire, dans un contexte général où la grande majorité des Russes pensent apparemment que M. Poutine est toujours l’homme de la situation, il reste que ces manifestations sont l’expression d’une certaine résistance à l’adhésion ambiante de la population au discours du Kremlin. Elles sont aussi une sorte de «Printemps érable» pour la façon dont elles ont réussi à mobiliser tout particulièrement les 15-25 ans et, ce faisant, beaucoup de jeunes qui n’ont à peu près rien connu d’autre dans leur vie que M. Poutine, arrivé au pouvoir en 2000.
Ce qui n’exclut pas que ce M. Navalny soit un homme controversé dont on se méfie, y compris dans les milieux libéraux et démocrates. Car s’il est à juste titre un grand pourfendeur du système poutinien de corruption et de népotisme, il aura en même temps été sensible dans les années 2000 aux thèses ultranationalistes, sinon racistes, des thèses dont il aurait aujourd’hui pris ses distances. Bref, MM. Poutine et Navalny ne pataugent pas toujours dans des eaux idéologiques entièrement différentes. Ne soyons ni naïfs ni manichéens. Mais apprécions tout de même que, face à M. Poutine, certains ne se résignent pas à se taire.