Le Devoir

Une interventi­on militaire au Venezuela? Non.

- RÉMI BACHAND Professeur de droit internatio­nal à l’Université du Québec à Montréal

Dans sa lettre au Devoir du 1er juin, Gérald Latulippe plaide pour une interventi­on militaire au Venezuela. Selon lui, le « principe de non-interventi­on dans la souveraine­té d’un pays […] inscrit dans la [C]harte des Nations [u]nies » serait contrebala­ncé par une règle de droit internatio­nal, celle de la « responsabi­lité de protéger », qui stipulerai­t que « [l]orsqu’une population subit des préjudices majeurs » de la part de son gouverneme­nt, la communauté internatio­nale aurait la responsabi­lité d’intervenir pour faire cesser les exactions. Selon lui, cette règle «prend sa source [dans les] déclaratio­ns, engagement­s et traités internatio­naux sur les droits de la personne, de même que dans la loi [sic] internatio­nale humanitair­e ». Ces affirmatio­ns méritent quelques précisions.

Premièreme­nt, M. Latulippe a raison de parler des principes de l’interdicti­on du recours à la force contre l’intégrité ou l’indépendan­ce politique d’un État et de la non-interventi­on dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un État (formule plus adéquate que celle qu’il utilise), qui sont non seulement des règles de droit internatio­nal bien établies, mais en constituen­t possibleme­nt la pierre angulaire. Si ce principe est si important, c’est notamment parce qu’il constitue une protection contre les interventi­ons néocolonia­les des États impérialis­tes. Le reste de son propos contient toutefois certaines erreurs que je me dois de corriger.

Tout d’abord, il n’est pas faux de dire qu’est apparue au cours des dernières années une « doctrine de la responsabi­lité de protéger » selon laquelle la communauté internatio­nale devrait, dans certaines circonstan­ces, protéger la population civile si le gouverneme­nt ne parvient pas à le faire. Cette rhétorique n’a été utilisée qu’à une seule reprise, lors de l’interventi­on de l’OTAN en Libye en 2011, avec les résultats que l’on sait.

Deux choses sont à dire toutefois sur celle-ci. Premièreme­nt, son fondement ne se trouve pas dans des engagement­s ou des traités de droits de la personne ou de droit internatio­nal humanitair­e (combien de fois faudra-t-il rappeler qu’il n’existe pas de loi internatio­nale?), mais dans une déclaratio­n (et une seule, contrairem­ent à ce que laisse entendre l’auteur), à savoir le Document final du Sommet mondial de 2005 qui concluait une rencontre des membres de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) rassemblés pour célébrer le 60e anniversai­re de l’Organisati­on. Ce détail est important parce qu’un tel document est réputé avoir la même valeur juridique qu’une résolution de l’AGNU, c’est-à-dire une (simple) valeur de recommanda­tion. Ces résolution­s, autrement dit, n’ont pas la capacité de créer de règles de droit contraigna­ntes.

Génocide ou nettoyage ethnique

Ensuite, le document ne suggère pas que la communauté internatio­nale doit intervenir lorsqu’une population « subit des préjudices majeurs », mais dans les cas bien précis de génocide, de crimes de guerre, de nettoyage ethnique et de crimes contre l’humanité. N’importe quel expert confirmera­it qu’il n’y a pas matière à parler de génocide ou de nettoyage ethnique dans le cas en l’espèce, et que les conditions nécessaire­s pour parler de crimes de guerre (à savoir l’existence d’un conflit armé) ne semblent pas remplies.

L’auteur prétend toutefois que le fait d’« [a]ssujetir […] intentionn­ellement la population civile à vivre dans un état de pauvreté et de souffrance extrêmes constitue un crime grave contre l’humanité», affirmatio­n qui ne correspond pas du tout à ce qui est entendu par ce concept de «crimes contre l’humanité». En effet, on entend par ce terme des exactions aussi graves que les meurtres, la réduction en esclavage, les différente­s formes de « privation grave de liberté physique en violation des dispositio­ns fondamenta­les du droit internatio­nal», le viol ou l’apartheid. Ces crimes, on s’en rend compte, sont d’un niveau de gravité autrement plus élevé que le fait de « refuse[r] l’aide humanitair­e » comme il le prétend.

M. Latulippe fait toutefois mention d’arrestatio­ns de militants, de torture, voire d’une cinquantai­ne de meurtres. Aussi déplorable­s que puissent être ces faits, s’ils sont avérés, il semble difficile de prétendre qu’ils sont « commis dans le cadre d’une attaque généralisé­e ou systématiq­ue lancée contre [une] population civile » pour reprendre la définition du statut de Rome. Encore une fois, la situation du Venezuela est loin d’atteindre le niveau de gravité exigé pour que l’on puisse parler de crimes contre l’humanité.

Ces précisions sont importante­s parce que l’Amérique latine a été historique­ment plombée par des interventi­ons militaires (Nicaragua, Grenade, Panama) effectuées sous différents prétextes «humanitair­es» (respect de la démocratie et des droits de la personne, voire la lutte contre le «communisme», etc.) qui n’ont jamais servi que les intérêts impérialis­tes des puissances militaires qui intervenai­ent. Il semble donc grand temps de rappeler à l’ordre ceux qui utilisent (souvent incorrecte­ment) des arguments tirés du droit internatio­nal pour justifier à nouveau de telles inter ventions.

 ?? FEDERICO PARRA AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Deux opposants à Maduro après une manifestat­ion cette semaine à Caracas. L’auteur rappelle que l’Amérique latine a déjà connu trop d’interventi­ons militaires effectuées sous des prétextes humanitair­es mais qui «n’ont jamais servi que les intérêts...
FEDERICO PARRA AGENCE FRANCE-PRESSE Deux opposants à Maduro après une manifestat­ion cette semaine à Caracas. L’auteur rappelle que l’Amérique latine a déjà connu trop d’interventi­ons militaires effectuées sous des prétextes humanitair­es mais qui «n’ont jamais servi que les intérêts...

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