Le Québec, société insouciante ?
Il s’agit de la seule province à ne pas avoir dressé un portrait de la mortalité par surdose
En pleine crise des opioïdes, le Québec est la seule province du pays à ignorer le nombre de personnes décédées à la suite d’une surdose en 2016, selon un rapport national de l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC).
Dans un bilan rendu public au début du mois, l’ASPC révélait que le décès d’au moins 2458 Canadiens était «apparemment lié à la consommation d’opioïdes » en 2016. Ces chiffres nationaux ne comprennent toutefois aucune donnée du Québec, précise le document.
Cette situation montre une fois de plus les lacunes dans le contrôle et la prévention des opioïdes au Québec, déplorent des médecins.
«On est en retard parce qu’on a négligé pendant des années de mettre en place les outils pour connaître le nombre de décès liés aux drogues. Cela fait des années qu’on répète l’importance d’avoir un portrait de ce type de décès. Il n’aurait pas fallu attendre une crise pour commencer à s’y intéresser», souligne le Dr David Barbeau, coordonnateur médical au Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN).
Les opioïdes sont des analgésiques utilisés pour apaiser la douleur et qui peuvent entraîner une forte dépendance. Souvent prescrits à des patients atteints d’un cancer, les opioïdes sont plus controversés lorsqu’ils servent à traiter de la douleur chronique non cancéreuse.
Dans la dernière année, ces médicaments ont fait des ravages à travers le monde. Au Canada, la Colombie-Britannique est allée jusqu’à déclarer une urgence de santé publique après avoir observé plus de 200 surdoses mortelles de fentanyl dans la province au cours des trois premiers mois de l’année.
«Ce qu’il faut comprendre, c’est que des surdoses, c’est des morts évitables» Le Dr Charles Bernard
Le rapport national montre d’ailleurs que le nombre de morts par surdose y a grimpé en flèche en 2016, tandis que 914 personnes ont été fauchées par le fentanyl, un médicament jusqu’à 100 fois plus puissant que la morphine. En décembre seulement, la province avait été le théâtre de 142 surdoses mortelles.
À la suite de la publication de ce rapport national, la ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, a déclaré cette semaine qu’elle croyait que l’épidémie de décès dus aux opioïdes n’avait pas atteint son point culminant. Elle s’attend à ce que le bilan s’alourdisse encore avant que l’on puisse renverser la vapeur.
Le président du Collège des médecins du Québec (CMQ), le Dr Charles Bernard, déplore que ces chiffres ne soient toujours pas connus au Québec. Il rappelle que les spécialistes pressent le gouvernement d’agir depuis plusieurs mois.
«Ici, on est dans le néant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que des surdoses, c’est des morts évitables. C’est important d’avoir ces données-là pour dresser un portrait et être en mesure d’améliorer les pratiques des médecins et pharmaciens si c’est nécessaire », fait valoir le Dr Bernard.
Même si la crise n’est pas aussi grande que dans l’ouest du pays, le Dr Bernard prévient que le Québec ne sera pas épargné. «Le phénomène est observé depuis les cinq dernières années. On le dit depuis des mois: il ne faut pas attendre une catastrophe pour commencer à s’y intéresser»,
dit-il. L’Agence de la santé publique du Canada dit être en discussion avec le Québec pour obtenir dans les meilleurs délais des données afin d’avoir un portrait complet de l’épidémie de surdoses d’opioïdes.
Compilation en cours
Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) ne considère toutefois pas qu’il traîne dans ce dossier.
« La santé étant un domaine de compétence provinciale, le Québec ne s’estime pas en retard et prend les actions adaptées à sa situation et à sa réalité. Le Québec ne vit pas une situation d’une même ampleur que dans l’ouest du pays », explique Noémie Vanheuverzwijn, porte-parole du MSSS.
Le MSSS dit colliger actuellement les données sur ce type de décès pour dresser un portrait global de la situation au Québec. Celles-ci devraient être disponibles d’ici la fin de l’année 2017, selon le ministère, qui travaille entre autres avec le Bureau du coroner du Québec et les directions de santé publique pour obtenir ces données.
Du côté du Bureau du coroner du Québec, les dernières données disponibles montrent qu’entre 2005 et 2015, le nombre de décès par surdose d’opioïdes a doublé, passant de 62 à 133 par année. En avril dernier, un coroner a même pressé Québec d’agir après qu’un Québécois fut décédé en tentant de soulager sa douleur.
« [Les données pour l’année 2016] ne sont pas encore disponibles parce qu’il demeure toujours possible qu’une investigation amorcée en 2015 se conclue en 2017 et modifie les données actuelles. Nos données reposent sur les rapports de coroners déposés, et une investigation requiert en moyenne 10,9 mois. C’est ce qui explique le délai de disponibilité », indique Geneviève Guilbault, responsable des communications au Bureau du coroner.
De son côté, le Bureau du coroner estime plutôt que ces données ne seront disponibles qu’au début de l’année 2018.
Récemment, les maires de 13 grandes villes au pays ont lancé un cri d’alarme au gouvernement fédéral pour qu’il mette fin à la crise des opioïdes en élaborant un plan d’action national pour s’attaquer aux causes de cette crise.
En avril 2016, Le Devoir révélait que le nombre d’ordonnances d’opioïdes avait fortement augmenté dans la province au cours des cinq années précédentes.
Les statistiques fournies par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) indiquent qu’entre 2011 et 2015, le nombre de nouvelles ordonnances de ces médicaments qui servent à soulager la douleur avait progressé de 29 %, tandis que le nombre de renouvellements avait grimpé de 44 %.
Le Collège des médecins et l’Ordre des pharmaciens demandent aussi que les chiffres concernant les prescriptions d’opioïdes soient accessibles en temps réel.