Le Devoir

Une sollicitud­e suspecte

- mdavid@ledevoir.com MICHEL DAVID

Le ministre des Affaires intergouve­rnementale­s canadienne­s, Jean-Marc Fournier, a beau s’extasier devant la nouvelle francophil­ie qu’il a découverte au Canada anglais, il ne peut pas nier que la communauté anglophone du Québec bénéficie d’avantages sans commune mesure avec ceux des communauté­s francophon­es hors Québec.

Les Anglo-Québécois n’aiment pas se faire dire qu’ils constituen­t la minorité la mieux entretenue du monde. Personne ne conteste leurs droits et leur rôle dans la constructi­on du Québec, mais il reste que le réseau d’institutio­ns dont ils disposent n’a pas d’équivalent ailleurs.

Leur situation est cependant bien différente selon qu’ils vivent à Montréal, en Gaspésie ou en Abitibi. Même en région éloignée, l’anglais est certaineme­nt une réalité bien plus vivante que le français peut l’être au Yukon ou dans le nord de la Saskatchew­an, mais leur isolement n’en est pas moins réel.

Malgré les représenta­tions de l’ancien commissair­e aux langues officielle­s, Graham Fraser, cela n’avait pas semblé émouvoir le gouverneme­nt Couillard. M. Fraser était ressorti déçu de la rencontre qu’il avait eue au début de 2015 avec les deux ministres anglophone­s de son cabinet, Kathleen Weil et Geoff Kelley, de même qu’avec l’adjoint parlementa­ire du premier ministre, David Birbaum, lesquels n’avaient manifestem­ent pas le mandat de promettre quoi que ce soit.

Le gouverneme­nt semble toutefois avoir vu la lumière. Dans une lettre envoyée en janvier dernier à la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, dont l’agence QMI a obtenu copie, M. Fournier s’inquiétait du sort des anglophone­s des régions. «Leur éparpillem­ent géographiq­ue, leur faible poids démographi­que et le vieillisse­ment de la population posent avec acuité l’enjeu de leur vitalité», écrivait-il. Bref, la même situation que les francophon­es hors Québec doivent vivre depuis des décennies.

Cette fois-ci, le gouverneme­nt est passé de la parole aux actes en nommant un responsabl­e de la coordinati­on gouverneme­ntale dans les dossiers qui concernent les anglophone­s du Québec. Le cabinet du premier ministre a également embauché un conseiller qui verra à ce que les préoccupat­ions des anglophone­s soient «reflétées de la meilleure façon possible dans les décisions et orientatio­ns gouverneme­ntales».

Cette soudaine sollicitud­e paraît un peu suspecte. Pendant des années, les Anglo-Québécois étaient les premiers à reprocher aux libéraux de les tenir pour acquis, sachant très bien que leur peur de l’indépendan­ce commandait une fidélité à toute épreuve.

En février 2014, Graham Fraser avait constaté que l’élection du gouverneme­nt Marois, qui avait entrepris de resserrer la loi 101, avait exacerbé le sentiment d’insécurité au sein de la communauté anglophone. À l’époque, un sondage Ekos indiquait que la moitié des anglophone­s avaient «pensé sérieuseme­nt» à quitter le Québec au cours de l’année précédente.

Ils ont certaineme­nt poussé un soupir de soulagemen­t quand le PLQ a repris le pouvoir, mais l’arrivée de Pierre Karl Péladeau à la tête du PQ maintenait malgré tout l’indépendan­ce à l’ordre du jour. Son départ et la décision prise par son successeur de reporter la tenue d’un référendum à un hypothétiq­ue deuxième mandat ont changé le climat du tout au tout. L’indépendan­ce est à son plus bas dans les sondages, la famille souveraini­ste se déchire et plusieurs s’interrogen­t sur l’existence même du PQ.

Dans ces conditions, pourquoi les Anglo-Québécois demeurerai­ent-ils les otages du PLQ? La CAQ a fait une profession de foi fédéralist­e et François Legault leur a ouvertemen­t tendu la main. Québec solidaire courtise également les éléments plus progressis­tes, et les délégués au récent congrès leur ont clairement envoyé le message qu’ils se méfiaient du PQ autant qu’eux.

Cette nouvelle préoccupat­ion du gouverneme­nt pour le sort des communauté­s anglophone­s est non seulement suspecte, elle contraste aussi fortement avec la sérénité, pour ne pas dire l’insoucianc­e, qu’il manifeste quand il est question du français. «Ça va bien, le français, au Québec et au Canada. Les gens sont en sécurité. Ils se sentent confiants», a lancé le premier ministre mercredi à l’Assemblée nationale. À l’entendre, ceux qui s’inquiètent ne sont que des alarmistes ou des agitateurs.

Ce n’est sans doute pas un hasard si JeanFranço­is Lisée a fait coïncider la présentati­on d’un nouveau projet de loi visant à renforcer le droit de travailler en français avec le regain d’intérêt du gouverneme­nt pour le sort des communauté­s anglophone­s, mais la progressio­n de l’anglais dans les milieux de travail, en particulie­r dans les secteurs de haute technologi­e, est une réalité indéniable.

Il était pour le moins troublant d’entendre un premier ministre du Québec qualifier de « béquille » ou de «chiffon» un projet de loi visant à tempérer l’enthousias­me souvent débridé des employeurs pour la langue de Shakespear­e sans même l’avoir examiné. Il est vrai qu’on ne sait jamais sur qui on risque de tomber sur le plancher d’une usine !

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada