L’arrêt Jordan reste intact
Le plus haut tribunal renvoie à leurs responsabilités les politiciens, les magistrats et les avocats
La Cour suprême refuse de changer d’avis sur la question des délais judiciaires. Elle qui avait été invitée à se pencher à nouveau sur la question dans la cause Cody a rappelé le monde judiciaire à l’ordre vendredi matin en soulignant que son arrêt Jordan limitant à 30 mois les procès en Cour supérieure a été rendu il ya à peine un an et qu’il s’applique donc encore.
James Cody était accusé de possession de cocaïne et de marijuana à des fins de trafic et de possession d’arme prohibée. Il a été arrêté en janvier 2010 et son procès de cinq jours devait débuter en janvier 2015. Il a plaidé que ces cinq années d’attente violaient son droit garanti par la Charte des droits et libertés d’être jugé dans un délai raisonnable.
L’arrêt Jordan rendu l’été dernier par la Cour suprême avait tranché que le temps écoulé entre le dépôt d’accusations et la tenue prévue d’un procès ne devrait pas dépasser 18 mois dans les causes en Cour provinciale ou 30 mois dans les causes en Cour supérieure. La question était de savoir comment appliquer la logique Jordan à la cause Cody puisque cette dernière avait été entamée avant le fameux verdict. Les avocats de la Couronne, ainsi que plusieurs intervenants représentant les provinces, demandaient au plus haut tribunal du pays un peu de latitude.
Le refus de la Cour suprême est net et sans appel. «L’arrêt Jordan a été rendu il y a moins d’un an. À l’instar de tout autre précédent de notre Cour, cet arrêt doit être suivi et il ne saurait être infirmé ou écarté à la légère.» Pour avoir plus de poids, la décision est signée «la Cour». Mieux, parmi les sept juges qui la signent unanimement, on compte les deux juges — Richard Wagner et Clément Gascon — qui avaient fait bande à part dans la cause Jordan. En d’autres mots, même les dissidents se rallient pour montrer le niveau de déférence dû aux verdicts de la Cour suprême. Ce jugement tranche d’ailleurs par son autoréférentialité: il cite presque exclusivement l’arrêt Jordan — 76 fois, selon le décompte du Devoir.
La Cour rappelle qu’elle avait prévu une mesure transitoire pour les causes ayant débuté avant l’arrêt Jordan mais s’étant terminées après. «La conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d’une norme dont elles n’avaient pas connaissance », reconnaissaient les juges. Il fallait donc, dans les cas comme Cody où les délais dépassent les nouvelles limites instaurées par l’arrêt Jordan, démontrer que «les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable». Car, même avant Jordan, des limites existaient déjà. Or la Cour suprême tranche que, même en vertu des anciennes règles, la cause Cody a pris trop de temps.
La Cour met en garde le milieu judiciaire: pour les causes ayant débuté avant l’arrêt Jordan et dont les délais ont été jugés déraisonnables en vertu de l’ancien cadre d’analyse, « le ministère public ne réussira que rarement, voire jamais, à justifier le délai en invoquant la mesure transitoire exceptionnelle prévue dans le cadre énoncé dans Jordan». Les délais dans l’affaire Cody sont jugés déraisonnables, et M. Cody voit donc les accusations déposées contre lui abandonnées.
Son avocat, Michael Cr ystal, s’en réjouit. «Nous devrions tous être très fiers de notre système de justice», a-t-il dit en rappelant que la Cour suprême avait invité tous les intervenants du système à mieux se conduire. Mais est-ce vraiment ce que le public retiendra? Ou retiendra-t-il plutôt qu’un accusé d’un crime significatif s’en tire sans conséquence? « Nous sommes en période de transition et il y aura des frustrations», a reconnu le plaideur.
Des solutions en vue
Ottawa travaille à la réduction des délais judiciaires. Ce printemps, la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a rencontré ses homologues provinciaux pour en discuter. Les ministres ont demandé à leurs fonctionnaires de plancher sur quelques pistes de solutions d’ici cet automne.
Une de ces solutions est la reclassification des peines. Le Code criminel est rempli de délits dits «hybrides» pouvant être traités par voie de procédures sommaires ou par mise en accusation. Les procédures sommaires, traitées en cours provinciales, sont plus rapides, notamment parce qu’elles ne requièrent pas d’enquête préliminaire. En général, si la peine envisagée dépasse les deux ans de prison, on doit procéder par mise en accusation. On songe donc à rehausser ce seuil à cinq ans.
Une autre solution à l’étude consiste à limiter les emprisonnements pour non-respect des conditions de remise en liberté. Dans son récent rapport sur les délais judiciaires, le Sénat du Canada a établi que ces causes représentent 23% de toutes les causes entendues par les tribunaux de juridiction criminelle. Une autre option propose d’éliminer certaines peines minimales du Code criminel. L’existence d’une peine minimale incite les inculpés à plaider non coupables, ce qui multiplie les procès. Le dépôt du projet de loi devant faire le ménage dans ces peines, qui était prévu ce printemps, a été reporté au-delà de l’automne.
À Québec, la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, s’est vantée que l’ajout récent de ressources dans le système judiciaire a eu un effet. « J’ai croisé la juge en chef de la Cour du Québec, qui me disait que les délais pour fixer un procès, qui étaient de 24 mois au début de l’année, sont maintenant passés à 10 mois depuis l’ajout de ressources dans le système. Les nominations qui ont été faites en mars, on en ressent les effets.»
Ottawa a nommé six juges au Québec ce printemps. Il y a encore trois postes vacants sur 187. La province réclame d’Ottawa huit postes supplémentaires. Le dernier budget fédéral prévoit la création de 28 postes à travers le pays, mais ceux-ci ne peuvent pas être pourvus tant que la loi budgétaire n’est pas adoptée. Celle-ci est encore à l’étude au Sénat.