Les 100 jours de grève de Nuriye et Semih
À Ankara, deux protestataires sont derrière les barreaux pour avoir dénoncé leur licenciement injustifié
Dans une Turquie qui prend le virage autoritaire, le symbole est presque trop fort. Sur la rue piétonne Yüksel, au centre-ville d’Ankara, la statue des droits de l’Homme est entourée d’une barricade. Installée par la police à la fin mai, cette ceinture de clôtures métalliques empêche tout rassemblement aux côtés de cette femme de bronze lisant la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Il faut dire que la situation était devenue délicate pour les autorités turques. Car depuis le 9 mars, une communauté de sympathisants de la société civile et du milieu syndical avait l’habitude de s’y réunir aux côtés de Nuriye Gülmen et Semih Özakça, deux enseignants qui mènent une grève de la faim pour dénoncer leur licenciement injustifié.
Cette professeure de littérature et cet enseignant au primaire font partie des quelque 150 000 personnes limogées par des décrets-lois en vertu de l’état d’urgence décrété après le coup d’État raté du 15 juillet 2016 contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Dans le lot: 33 000 enseignants et employés du ministère de l’Éducation et plus de 5000 universitaires et employés de l’éducation supérieure ont perdu leur emploi, selon Amnesty International.
Certains sont soupçonnés de soutenir la confrérie de l’imam Fethullah Gülen, à qui est imputée la tentative de putsch. D’autres sont licenciés, voire emprisonnés pour avoir signé la déclaration des Universitaires pour la paix, une pétition appelant à la paix avec les sympathisants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Résister le ventre vide
C’est aujourd’hui le 100e jour sans manger — que de l’eau, du sel, du sucre — pour Nuriye, 34 ans, et Semih, 28 ans. Arrêtés il y a un mois, quelques jours avant le passage du Devoir à Ankara, ils poursuivent leur résistance le ventre vide, dans la prison de Sincan, aux abords de la ville. Grâce aux médias, leur histoire commençait à faire le tour du monde. «Ça dérangeait», confie une jeune militante rencontrée tout près de la statue.
Accusés notamment de «soutien à une organisation terroriste», Mme Gülmen et M. Özakça encourent jusqu’à 20 ans de prison. Dans son petit bureau ouvert même le dimanche, leur avocat Selçuk Kozagçli s’indigne.
«Il faut se battre dans le système de justice, mais il n’y a pas de justice», laisse-t-il tomber en lissant son épaisse moustache noire. «Au début de ma pratique dans le Kurdistan en 1985, c’était la même chose. C’est maintenant répandu à l’échelle du pays.»
Dans la salle d’attente, l’épouse de Semih Özakça, Esra, est en colère. «C’est trop facile d’accuser les gens de terrorisme, dit-elle, sans pour autant hausser la voix. Ils ne sont même pas armés. Ils n’ont que leurs corps.»
Avec la mère de Semih, la jeune femme a elle aussi entamé une grève de la faim. «Cette injustice m’a coupé l’appétit, oui. Mais c’est parce que je le soutiens que je ne mangerai pas.»
Mort sociale
Comme beaucoup d’autres, Yasin Durak n’a reçu aucune explication sur son licenciement de l’université d’Ankara où il enseignait la sociologie. «C’est un ami qui m’a dit que je faisais partie de la liste, en voyant mon nom publié dans la Gazette officielle. On était tout un groupe à soudainement perdre notre emploi.»
L’emploi, mais également l’accès à la sécurité sociale et le droit de sortir du pays. Une infortune qui frappe tous ceux qui ont été victimes de la purge, et qui va même jusqu’à les empêcher de trouver un revenu dans le secteur privé, étant sur une liste noire.
Ici, l’expression consacrée est la «mort sociale». «Le syndicat me verse une allocation, j’écris pour Birgün [journal de l’opposition de gauche] et je travaille deux soirs par semaine dans un pub », explique M. Durak. «Tu vois? On survit », poursuit le jeune barbu aux cheveux longs, dans un rire jaune.
D’autres pas. En février dernier, Mehmet Fatih Tras, un assistant chercheur dans la trentaine, s’est enlevé la vie en sautant du 7e étage d’un immeuble de Mersin, dans le sud-est du pays. Son appui à la déclaration des Universitaires pour la paix avait déplu et lui
avait valu des accusations de terrorisme de ses collègues. Son contrat n’a pas été renouvelé. Des universités ont refusé de l’embaucher.
Plusieurs professeurs, renvoyés ou non, ont refusé de parler au Devoir, même sous le couvert de l’anonymat. D’autres ont dit ne pas avoir été touchés de près par ces licenciements.
«Personne près de moi n’a perdu son emploi. Il faut dire que nous sommes une relativement petite université francophone, plutôt privilégiée», relate Tolga Bilener, professeur à l’Université Galatasaray d’Istanbul.
«Rien n’a vraiment changé depuis l’état d’urgence, on applique les mêmes programmes. Mais ailleurs, des collègues m’ont dit qu’ils faisaient plus attention à ce qu’ils disaient devant des amphithéâtres de 1500 étudiants. Il y a une forme d’autocensure qui s’installe.»
Rendez-vous à la statue
Il est maintenant 13 h 30. C’est l’heure de la conférence de presse quotidienne que tiennent les militants à la barbe des forces de l’ordre.
Aux abords de la statue des droits de l’Homme, quelques personnes commencent à se rassembler timidement sous l’oeil attentif d’une dizaine de policiers armés près d’un autobus identifié «Polis». La tension monte d’un cran lorsqu’un porte-voix crache un discours et que des voix s’élèvent pour scander «Nuriye, Semih sont notre honneur».
Parmi eux, Veli Saçilik, un sociologue qui vient de perdre son emploi au ministère de la Famille et qui lève le poing en l’air. Le gauche, bien sûr, et pour cause: c’est le seul qui lui reste, son bras droit ayant été sectionné par un bulldozer de l’armée alors qu’il purgeait une peine de prison au début des années 2000. «On veut ravoir nos emplois », crie-t-il à la face des policiers.
M. Saçilik s’est également vu confisquer son passeport, sa femme et sa fille de 6 ans également. Cette fois, les policiers ne broncheront pas. Mais depuis quelques semaines, les rassemblements sont régulièrement réprimés sous les balles de caoutchouc et les gaz lacrymogènes.
Une demi-heure plus tôt, assis dans un café avec vue sur la statue, Mehmet Mutlu, professeur de science politique travaillant toujours à l’Université technique du Moyen-Orient — l’une des meilleures au pays —, soulignait l’absence de «logique» dans l’arrestation de Nuriye et Semih. «Les autorités ont laissé entendre qu’ils allaient reproduire le mouvement de contestation de Tekel ou celui de Gezi.»
Il fait ainsi référence aux protestations des travailleurs et de la société civile qui ont eu lieu ces dernières années et qui ont mobilisé jusqu’à des millions de personnes dans les rues d’Ankara et d’Istanbul.
«Le gouvernement a peur», conclut M. Mutlu en buvant un thé fumant.
Protestation à la prison
Avec des amis, ce professeur a cofondé Sokak Akademisi — littéralement l’Académie de la rue —, un mouvement qui, deux dimanches par mois depuis décembre, donne des conférences et des cours gratuits dans divers endroits de la capitale. «On éduque les gens. C’est notre façon de protester », lance-t-il.
Protester quitte à provoquer. En ce dimanche après-midi, c’est à la prison de Sincan, où sont détenus Nuriye et Semih, qu’ont décidé de se réunir les membres de l’Académie de la rue.
À l’ombre des bâtiments de béton entourés de murs et de barbelés, le cours magistral sera donné par le professeur Ahmet Kerim Gültekin, démis de ses fonctions à l’Université Munzur, dans l’est du pays.
Sous l’oeil des caméras de surveillance et des policiers, les participants sont descendus un à un du minibus qui les a conduits jusqu’au stationnement de la prison. Micro, amplificateur et tableau noir portatifs. L’événement allait être diffusé en direct sur Facebook.
Il n’en fallait pas plus pour que les policiers de la guérite s’approchent et demandent à quelques membres du groupe de s’identifier. L’atmosphère est devenue électrique. Le professeur Gültekin a poursuivi sans jamais regarder en direction des officiers. Tendu, l’échange aura été sans heurts.
Sur le chemin du retour, Yasin Durak admet s’inquiéter pour Nuriye et Semih. Aux dernières nouvelles, l’un avait des problèmes cardiaques et l’autre ne pouvait plus marcher.
«La grève de la faim, ce n’était pas une bonne idée. On a été plusieurs à manifester notre désaccord. Mais Nuriye a pris seule cette décision. Ensuite Semih. Je respecte ça et je les soutiens, ditil. Sauf qu’on a besoin d’eux. Comment continuer la lutte si tu meurs?»
Il faut se battre dans le système de justice, mais il n’y a pas de justice Selçuk Kozagçli, l’avocat de Semih Özakça et Nuriye Gülmen