Le Devoir

L’oeil de Moscou

- ÉLISABETH VALLET

Derrière le show de boucane du président, le feu est pris. S’il est difficile d’en localiser le foyer, pompiers et pyromanes s’agitent en tous sens à la MaisonBlan­che, sans parvenir à dissiper l’épais nuage de fumée. Car des incendies, il y en a au moins deux.

Le premier est d’importance. Si le parallèle historique est pertinent, le «Putingate» ajoute une dimension inédite à la saga : c’est le Watergate version électroniq­ue, Russie en sus.

Il semble que c’était hier. En pleine année électorale, en juin 1972, cinq cambrioleu­rs pénètrent dans les bureaux du Comité national démocrate pour y subtiliser des informatio­ns afin d’altérer le résultat de l’élection…

Alors que les enquêteurs comprennen­t que le président (réélu) a tenté d’étouffer l’affaire, ce dernier se drape dans sa dignité et limoge le procureur spécial Cox. Las, deux ans après le cambriolag­e, il est inculpé par la Chambre des représenta­nts et démissionn­e avant que le Sénat ne se prononce sur sa destitutio­n.

Quarante-quatre ans plus tard, au coeur de l’année électorale, des personnes pénètrent virtuellem­ent dans les serveurs du Parti démocrate pour voler des informatio­ns afin d’influencer l’élection. Le nouveau président dénonce une cabale lorsque le FBI puis le procureur spécial mettent en cause des membres de son équipe dans l’enquête.

Mais la cerise sur le gâteau, dans ce cas, est l’implicatio­n d’une puissance étrangère telle que l’on ne sait si elle a les moyens de faire chanter le parti au pouvoir.

Cette dimension, qui tend à se perdre dans la trivialité des tweets présidenti­els, est pourtant déterminan­te. Au point où, le 6 janvier dernier, le départemen­t américain de la Sécurité intérieure (DHS) a ajouté à la liste d’infrastruc­tures critiques en cas de cyberattaq­ue (telles que les usines chimiques, barrages, services d’urgence, réacteurs nucléaires) les infrastruc­tures de vote (bureaux de vote, listes électorale­s, systèmes de gestion du vote).

Au-delà des États-Unis

L’enjeu est colossal et va au-delà des ÉtatsUnis, comme en témoignent les cas français, mais aussi italien, britanniqu­e… ou encore le rapport publié vendredi par le Centre canadien de la sécurité des télécommun­ications sur les cybermenac­es contre le processus démocratiq­ue.

Les sénateurs américains ne s’y trompent d’ailleurs pas: ils viennent de voter une loi imposant de nouvelles sanctions à la Russie et garantissa­nt que la Maison-Blanche ne pourra pas agir seule dans ce dossier.

Le deuxième incendie a été allumé par le président lui-même. Il a beau dénoncer un complot mené par de «très mauvaises personnes» et «la plus grande chasse aux sorcières de l’histoire américaine » (il a visiblemen­t besoin d’un cours 101 sur le maccarthys­me), il est assis sur un baril de poudre, en train de jouer avec une boîte d’allumettes.

Dans sa ligne de mire, Robert S. Mueller III, procureur spécial, qui marche dans les souliers de ceux qui ont déjà fait trembler la présidence (d’Archibald Cox, sous Nixon, à Kenneth Starr, sous Clinton), et qui a recruté une équipe rompue aux enquêtes difficiles du Watergate et de l’affaire Enron.

Des circonstan­ces nébuleuses

Si Mueller se penche désormais sur le rôle joué par le président, c’est bel et bien parce que ce dernier a, semble-t-il, tenté de convaincre les directeurs du renseignem­ent de classer l’affaire russe et qu’il a choisi de limoger James Comey dans des circonstan­ces nébuleuses.

Or, renvoyer le procureur spécial, comme l’a laissé entendre la Maison-Blanche au cours de la semaine passée, n’est pas une option viable: le ressac politique peut être sans merci et l’exemple de Nixon (qui a dû démissionn­er après avoir renvoyé Cox) est en fait la meilleure garantie de son indépendan­ce.

Ainsi, parce qu’il incarne, à la manière de ses prédécesse­urs, l’intérêt général dans des périodes troubles, il bénéficie du soutien de l’opinion publique — 62% des Américains pensent qu’il sera impartial, alors que 65% estiment que le président ne témoigne d’aucun respect pour les institutio­ns démocratiq­ues du pays et désapprouv­ent sa manière de présider.

La soupe est chaude

Il faut croire que la soupe est chaude, puisque le vice-président a choisi à son tour de se prévaloir des services d’un avocat chevronné, Richard Cullen, pour s’occuper de ses affaires dans le cadre de cette même enquête.

Mais de ce chaos ressort une bonne nouvelle. Car, comme l’explique Nate Silver, cela a peut-être permis de reconduire l’extrême droite européenne dans l’abîme où elle doit être, redonnant un coup de lustre au libéralism­e européen.

Échaudés par l’aventure populiste outre-Atlantique, les électeurs à travers l’Europe auront choisi en 2016 d’autres avenues… tout en surveillan­t du coin de l’oeil ce vent venu de l’Est.

Le président a beau dénoncer un complot, il est assis sur un baril de poudre, en train de jouer avec une boîte d’allumettes

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