Le Devoir

Avoir une religion rend-il meilleur ?

Pour Platon, la vraie piété passe par une critique des croyances religieuse­s

- FRANÇOIS DOYON L’auteur est professeur de philosophi­e au cégep de Saint-Jérôme et il a publié Les philosophe­s québécois et leur défense des religions aux Éditions Connaissan­ces et Savoirs (2017).

Si le christiani­sme et l’islam étaient des religions respectant l’exigence de moralité de Platon, leurs adeptes les plus radicaux ne trouveraie­nt pas dans la religion des justificat­ions de leurs crimes François Doyon, professeur de philosophi­e

Une étude rendue publique en octobre 2016 arrive à la conclusion que les jeunes issus de communauté­s culturelle­s ne courent pas plus de risques de se radicalise­r que les Québécois dits «de souche». « Les collégiens qui ne s’identifien­t à aucune religion soutiennen­t plus la radicalisa­tion violente que ceux qui se disent chrétiens

ou musulmans », ajoute Cécile Rousseau, l’une des coauteures de l’étude. Croire en un dieu rendrait moins susceptibl­e de soutenir la radicalisa­tion violente. La religion aurait-elle la vertu de nous rendre meilleurs ?

Dans un Québec où l’on associe encore l’éthique à la culture religieuse, il est pertinent de se rappeler que, pour le philosophe grec Platon, la religion est capable d’inspirer le meilleur comme le pire. Le plus célèbre élève de Socrate écrit que la croyance dans les dieux peut et doit servir à nous rendre meilleurs, mais elle doit auparavant être expurgée de tous ses éléments qui pourraient inciter à commettre l’injustice.

Les devoirs religieux sontils des devoirs moraux?

Pour plaire à son dieu, le croyant doit accomplir ses devoirs religieux. Les dieux nous demandent de faire ce qu’ils aiment. Mais ce que les dieux aiment est-il identique à ce qui est aimable en soi, identique au bien? Est-ce l’amour des dieux qui détermine ce qui est bien ou est-ce le bien qui suscite l’amour des dieux ?

Par ces questions, le Socrate de Platon nous incite à nous interroger sur la justificat­ion des commandeme­nts prescrits par la religion. Si ce qui est bon est bon parce qu’aimé par les dieux, les commandeme­nts divins seraient arbitraire­s. Mais si les dieux aiment ce qui est bon parce que c’est bon, alors la volonté divine est soumise à des critères de moralité supérieurs à elle et les commandeme­nts divins ne sont des commandeme­nts divins que parce qu’ils sont l’expression d’exigences supérieure­s

qui s’imposent indépendam­ment des préférence­s divines. Le dieu qui commande est donc lui-même soumis au bien et n’est donc pas le fondement ultime de la morale.

L’établissem­ent d’une distinctio­n entre les préférence­s divines et le bien permet à Platon de critiquer la religion de son temps. Plusieurs dieux, en effet, ont des comporteme­nts moralement douteux : Zeus est un mari infidèle, Kronos dévore ses enfants, plusieurs dieux mentent et complotent les uns contre les autres… Les dieux d’Homère et d’Hésiode n’aiment pas uniquement ce qui est bon; plaire aux dieux, ce n’est donc pas nécessaire­ment faire le bien.

Vivre comme si nous allions être jugés

Platon pensait qu’agir de façon à plaire aux dieux n’est pas nécessaire­ment agir moralement, mais il soutenait également que l’absence de religion pouvait conduire à l’immoralité. La croyance religieuse dans le jugement des âmes après la mort est pour Platon un moyen de persuader les humains qu’il est désavantag­eux de commettre l’injustice.

Dans La République, Platon raconte l’histoire du berger Gygès, un honnête homme rendu incapable de résister à la tentation de faire le mal par la découverte d’un anneau qui confère l’invisibili­té. En effet, lorsque l’impunité est assurée, qu’est-ce qui empêche un humain de nuire à ses semblables pour satisfaire son intérêt personnel? L’histoire nous donne comme exemples de nombreux dictateurs qui, ayant tous les pouvoirs, ont commis en toute impunité des crimes épouvantab­les. Nous n’avons même pas besoin d’exemples aussi extrêmes, car il suffit de penser aux télécharge­ments illégaux de contenus sur Internet. Avec aussi peu de risque d’être puni, pourquoi s’en priverait-on? La question philosophi­que qui se pose ici est: «Si nous sommes assurés de ne jamais être punis, pourquoi serions-nous justes?» Dans le Gorgias, Platon fait dire au sophiste Calliclès que celui qui est capable de commettre l’injustice sans subir d’inconvénie­nts devrait commettre l’injustice. Selon Calliclès, la «justice» n’est qu’une notion définie par les faibles et il ne faut pas vouloir la justice, à moins d’être faibles. Il est juste que celui qui vaut davantage ait une plus grosse part que celui qui vaut moins.

Pour nous persuader de ne jamais commettre l’injustice, Platon écrit que le salaire de l’injustice, ce sont les souffrance­s infernales.

À la fin du Gorgias, Socrate explique à Calliclès que chaque injustice commise durant la vie terrestre laisse une marque de laideur sur l’âme. Après la mort, l’âme est toute nue, dépouillée du corps qui la voilait. Elle comparaît alors devant le tribunal divin. Si les dieux la jugent trop laide, elle sera condamnée à des supplices afin de la purifier, si elle est encore récupérabl­e. Sinon, elle sera torturée éternellem­ent pour servir d’avertissem­ent aux autres âmes. Les incurables sont «suspendus véritablem­ent comme un épouvantai­l dans la prison de l’Hadès, où le spectacle qu’ils donnent est un avertissem­ent pour chaque nouveau coupable qui pénètre dans ces lieux» (Gorgias, 525c). Influencé par l’orphisme, Platon met la croyance en l’existence de supplices infernaux au service de la politique : il ne faut jamais commettre l’injustice, car nul ne pourra échapper au jugement après la mort.

Platon considère que l’athéisme est un mal, car certaines personnes particuliè­rement égoïstes commettrai­ent encore plus de mal sans la crainte du châtiment divin. Ce sont les plus pervers qui ont le plus besoin de la peur de l’enfer, comme ce sont les plus désespérés qui ont le plus besoin de la religion pour supporter la vie. Chez Platon, la religion est mise au service de la morale, mais ne fonde pas la morale. Elle est mise au service du bien de la communauté politique.

Corriger les religions

Dans Le sophiste, Platon écrit que «la réfutation est la plus importante et la plus juste des purificati­ons» et que celui qui n’est pas réfuté « restera impur et conservera inculte et enlaidie ce qui devrait être la chose la plus pure et la meilleure pour celui qui aspire au véritable bonheur » (Le sophiste, 230c-d). Pour Platon, la vraie piété passe par une critique des croyances religieuse­s traditionn­elles.

Le Coran contient un certain nombre de passages susceptibl­es de justifier théologiqu­ement le djihadisme. Plusieurs passages de l’Ancien Testament sont aussi très violents, de même que certaines déclaratio­ns du Jésus des Évangiles, qui dit ne pas être venu apporter la paix, mais le glaive (Matthieu 10, 34). Platon nous dirait qu’il faut améliorer les religions du Livre. Platon voulait purifier la tradition religieuse de son temps. Dans une cité juste, on ne laisse pas «les enfants écouter les premières fables venues, forgées par les premiers venus, et recevoir dans leurs âmes des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils doivent avoir, à notre avis, quand ils seront grands» (La République, 377 b). Il faut au contraire « veiller sur les faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositio­ns et rejeter les mauvaises » (La République, 377b-c). Les jeunes, insiste Platon, doivent être exposés à des modèles de vertu et non pas de débauche; les premiers modèles qui leur sont donnés laissent des traces permanente­s sur leur caractère moral. «Mais qu’on raconte l’histoire d’Héra enchaînée par son fils, d’Héphaïstos précipité du ciel par son père, pour avoir défendu sa mère que celui-ci frappait, et les combats des dieux qu’Homère imagina, voilà ce que nous n’admettons pas dans la cité, que ces fictions soient allégoriqu­es ou non» (La République, 378d). Platon reconnaît que les fables religieuse­s, y compris celles qu’il faut comprendre au sens figuré, peuvent inspirer des crimes.

Si le christiani­sme et l’islam étaient des religions respectant l’exigence de moralité de Platon, leurs adeptes les plus

Platon considère que l’athéisme est un mal, car certaines personnes particuliè­rement égoïstes commettrai­ent encore plus de mal sans la crainte du châtiment divin «Dans un Québec où l’on associe encore l’éthique à la culture religieuse, il est pertinent de se rappeler que, pour le philosophe grec Platon, la religion est capable d’inspirer le meilleur comme le pire François Doyon, professeur de philosophi­e

radicaux ne trouveraie­nt pas dans la religion des justificat­ions à leurs crimes. Or nous savons que les extrémiste­s chrétiens et musulmans peuvent aisément puiser dans la Bible ou le Coran des passages pour justifier des actes abominable­s. Que les passages soient mal compris par les auteurs de crimes n’est pas une excuse. Un texte sacré ne peut pas se permettre d’être équivoque en ce qui concerne la morale. Refuser d’admettre que les religions inspirent des comporteme­nts parfois inacceptab­les, c’est sombrer dans un angélisme naïf. Il reste plus sage de postuler que certaines religions peuvent inspirer le bien comme le mal. La foi est certes incapable de déplacer des montagnes, mais elle peut aussi lancer des pierres sur une femme sans défense ou jeter un homosexuel du haut d’un édifice.

Platon n’espère pas une humanité sans religion. Le dévouement est à notre espèce aussi naturel que l’égoïsme. La religion est l’organisati­on de ce dévouement. Participon­s donc à ses bonnes oeuvres en tirant le meilleur de ses traditions de vertus. Ne repoussons que l’intoléranc­e.

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-dephilo

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TOMMY GUIGNARD François Doyon, auteur et professeur de philosophi­e au cégep de Saint-Jérôme

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