Le génie des années 1960
Certaines époques possèdent un génie propre, sorti de la lampe pour mieux l’enflammer. Les quatre dernières années de la décennie 60 collectionnèrent les perles artistiques, amorcèrent des combats sociaux en un foisonnement jamais vu.
Bien des baby-boomers vous l’assureront: on n’a pas fait mieux depuis. D’ailleurs, c’est un peu vrai.
Les générations du dessous célèbrent les anniversaires de Woodstock et s’enfilent sa trame sonore en boucle, sans recréer la magie. La mode n’en finit plus de réinterpréter ses franges, ses jupes indiennes et ses pastilles en orbite. Ne manque que l’époque, en somme.
Tant d’artistes ont donné le meilleur d’eux-mêmes durant les années phares de 1966 à 1970, sans se renouveler si fort par la suite. Comme si un vent plus puissant qu’eux les avait propulsés en des zones supérieures de création, là où un créateur isolé n’avance pas seul, avant de renvoyer chacun sur terre cuver ses illusions perdues.
Ces temps rebelles et psychédéliques carburaient à un ingrédient-choc qui manque à l’appel de notre millénaire: l’espoir. Pour cette masse de boomers issus de l’après-guerre, l’utopie semblait à portée de main. Brûler la vie, changer les règles. All you need is love. Sous les pavés, la plage. Oh yeah!
Tout ça sous acide et cacophonie, aux cris des Black Panthers, sous assassinats de Robert Kennedy et de Martin Luther King, décibels des Rolling Stones et des Grateful Dead. La route défilait sous la semelle des souliers des routards en leur brûlant parfois les pieds.
Otages d’un rêve planant, certaines icônes de l’heure furent des étoiles filantes, mortes d’abus psychédéliques de tous poils, de Janis Joplin à Jimi Hendrix. D’autres allaient garder la nostalgie de leur âge d’or, auquel leur public les ramènera sans cesse à San Francisco, comme à Paris, à Londres autant qu’ici.
En 1966, rappelait Denys Arcand dans Jésus de Montréal, les églises du Québec se sont massivement vidées. Un an plus tard, tout le monde courait « faire la fête sur une île inventée » avec les visiteurs du vaste monde. Révolution tranquille, qu’ils disaient. Pas si tranquille que ça, au fait… et collée à ce train-là.
Changer le monde
Revolution, c’est le titre de l’expo qui démarre au Musée des beaux-arts de Montréal, reprise du Victoria and Albert Museum de Londres, avec ajouts nationaux, en place jusqu’au 9 octobre. Un titre tiré de la chanson éponyme des Beatles.
Vous y circulez, écouteurs aux oreilles pour la musique qui fait danser entre les affiches de Frank Zappa et de Che Guevara, les pochettes des albums de King Crimson et de Jethro Tull. Fredonnant à l’unisson de David Bowie, des Who, des Jefferson Airplanes, des Stones, de Dylan et de Cohen. Et comment résister au swing de la chose?
Dans la pièce capitonnée pour Woodstock, gazon synthétique sous les pieds et acoustique exceptionnelle, plus besoin d’écouteurs. Jimi Hendrix officie comme le grand prêtre de la guitare électrique, sans la foule, endormie quelque part dans la boue à 8 h du matin. On croit y être.
Ultraphotogénique, l’époque, faut dire: côté mode colorée (on a droit entre autres aux costumes de Beatles pour l’album Sgt. Pepper’s), côté objets, affiches, guitares à motifs, accessoires en fleurs du Summer of Love de San Francisco, photos en tous genres, déliquescence du Swinging London (captée par l’iconique film entre quêtes et mystères Blow-Up d’Antonioni). La musique demeure le coeur palpitant d’une rébellion qui y gagna sa pulsation d’enfer, art vedette de cette expo. L’oeil devant elle s’incline.
Retour à la matrice
Une impression de déjà-vu, quand même. En 2003, le MBAM avait présenté Les années 60, le village global, aux accents prophétiques de Marshall McLuhan. Le beau catalogue de cette expo trône encore sur un rayon de ma bibliothèque, avec sa couverture tout en couleurs joyeuses et en guitares.
Près de 15 ans plus tard, Revolution lui ressemble, en plus sonore. Les incontournables Woodstock, Mai 68 à Paris, Bed in for Peace de John et Yoko à l’hôtel Reine Elizabeth de Montréal, le génial Osstidcho de Charlebois et consorts s’y pointent, incontournables.
Depuis lors, j’aurai vu au même musée l’expo Imagine, la ballade pour la paix de John et Yoko, celle sur Miles Davis, une autre sur Andy Warhol, tous papes du temps.
Fonds de commerce muséal, que cette revue perpétuelle de l’héritage des années 1960? Plutôt retour à la matrice. La contre-culture a, sinon changé le cours du monde, du moins fait germer des graines encore fertiles: féminisme, combat des Noirs et des homosexuels, spiritualité éclatée, refus de la société de consommation, manifestations anti-bellicistes, désir de s’interconnecter qui allait déboucher sur le premier ordinateur Apple (présenté dans l’expo).
Révolution avortée
Le rêve collectif des années 1960 s’offre quand même des allures de révolution avortée. Nathalie Bondil, directrice de MBAM, voit dans pareil bouillon de culture moral, artistique, technologique, social, éducatif, la réussite d’une révolution toujours en marche.
N’empêche… si la rébellion avait triomphé, elle ne hanterait pas à ce point les esprits cinquante ans plus tard. On serait passés à autre chose. Le ver était déjà dans la pomme d’Apple, faut croire. La terre commençait à montrer des signes d’essoufflement, le cyberespace se préparait à cultiver ses propres virus, la quête perpétuelle de nouveauté à déboucher sur un gaspillage éhonté.
Sans vouloir dégager de nostalgie, l’expo Imagine montre ce qui se rêva lumineux mais allait s’enfarger contre ses zones d’ombre.
À la sortie, dans le parcours à ciel ouvert sur Sherbrooke d’une autre expo du MBAM, La balade pour la paix, des oeuvres iconiques des années roses et vertes vous sautent encore aux yeux: L’homme d’Alexander Calder aux pointes levées, symbole d’Expo 67, le très pop Love de Robert Indiana, aux lettres aimantes emboîtées. Les rêves qu’elles dégagent font encore leur effet. Sans qu’on ose y croire. Le temps d’un sourire vite effacé.