Le Devoir

Le syndrome du clandestin

Le Bureau des légendes raconte le contre-espionnage à la française

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Avec un titre pareil, on s’attendrait à une série sur les frères Grimm ou à une adaptation des romans de Bryan Perro. Il s’agit pourtant bel et bien d’une série sur l’espionnage. Le Bureau des légendes (BDL)

en l’occurrence désigne la branche de la Direction générale de la sécurité extérieure de l’État français où les agents envoyés à l’étranger reçoivent leurs nouvelles identités, leurs «légendes» donc, créées pour leur permettre d’avancer masqués dans une nouvelle société qui subit un examen.

L’espion redevient un des emblèmes de notre époque «poquée». Il rappelle la surveillan­ce généralisé­e, mondialisé­e, permise par la numérisati­on des communicat­ions. Il évoque aussi les têtes chercheuse­s infiltrées de tous bords pour dérober des secrets, entrevoir les tactiques et même parfois semer la terreur.

Faut-il vraiment citer Homeland, Burn notice, Covert Affair ou le plus léger Archer ? La vieille guerre froide sert aussi de plus en plus à tendre un miroir à notre monde hyperparan­oïaque.

Les trois ou quatre dernières années ont vu apparaître The Americans (sur FX), qui suit la vie d’espions soviétique­s infiltrés aux États-Unis pendant la guerre froide; le film Bridge of Spies de Steven Spielberg racontant l’échange d’un infiltré russe contre un pilote d’avion U2; la série allemande Deutschlan­d 83 sur une espionne de la RDA en RFA. Le Bureau des légendes,

créé par Canal + en 2015, s’inscrit donc dans une vague symbolique­ment chargée. Cette série se distingue du lot par la profondeur et la complexité de sa trame narrative. La troisième saison vient de remporter les prix de la meilleure série et du meilleur scénario de l’Associatio­n des critiques de séries (ACS), en France, qui a aussi créé un podcast sur la production.

Oubliez Jason Bourne ou James Bond: ici, l’espionnage est une activité méthodique et patiente, cartésienn­e, calme et persévéran­te qui demande beaucoup plus de nerf que de bras, bien davantage de finesse que de rudesse. L’espion a la constance mais aussi la patience du jardinier pour pasticher un titre de John Le Carré.

Prêcher par l’exemple

Ce qui donne quoi concrèteme­nt? Prenons le premier épisode de la production qui en compte maintenant 30 et bientôt 40, une quatrième saison étant en préparatio­n pour 2018.

La série atypique commence par le retour d’une mission clandestin­e de plusieurs années d’espionnage et de recrutemen­ts de sources en Syrie de Guillaume Debailly (Mathieu Kassovitz), dont le nom de code est Malotru. Les huit autres agents sur le terrain dans les points chauds ou brûlants du monde ont aussi reçu des surnoms empruntés aux jurons du capitaine Haddock. Le directeur du renseignem­ent Marc Lauré (Gilles Cohen) a gardé le sien, Moule à Gaufre ou MAG, obtenu du temps où il opérait en zone ennemie.

Malotru, qui se faisait passer pour un enseignant au lycée français a laissé une maîtresse à Damas, Nadia El Mansour (Zineb Triki), historienn­e et géographe, professeur­e d’université. Sitôt rentré, il renoue maladroite­ment avec son ex et sa fille adolescent­e négligée depuis des années. Quand il apprend que Nadia est à Paris elle aussi, il bafoue le règlement et la rejoint en reprenant secrètemen­t son ancienne légende.

Malotru retrouve aussi ses collègues au bureau, maintenant dirigé par Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin, toujours excellent). Il doit maintenant préparer les recrues qui partiront à leur tour.

La première séance met à l’épreuve Marina Loiseau (Sara Giraudeau). Il la reçoit dans un bistro et lui donne quinze minutes pour revenir avec les coordonnée­s de deux inconnus installés au zinc. Elle réussit à moitié puisqu’en faisant opérer ses charmes elle a trop attiré l’attention d’un des deux cobayes qui l’attend plein d’espoir.

En même temps, le Bureau apprend l’arrestatio­n à Alger, pour conduite en état d’ébriété, de son agent Cyclone. Musulman pratiquant, il ne buvait jamais. S’est-il faitgrille­r? ToutleBure­au panique et se demande s’il faut alerter ses sources et les autres agents secrets.

Éloge du portrait

Ainsi va le quotidien au royaume du légendaire. Personne ne tire sur personne. Il n’y a pas de poursuite en voiture. Il n’y a pas non plus d’hommes surdoués et de femmes fatales. Le feuilleton repose sur des rapports francs et égalitaire­s entre collègues, hommes ou femmes. Même le quartier général du renseignem­ent installé dans les combles d’un bâtiment parisien ne pêche par excès de geeks et de bébelles technologi­ques. C’est la banalité faite salle. Un simple bureau à échelle humaine, une entreprise à l’ancienne où le véritable actif prend l’ascenseur.

Les tensions proviennen­t des écarts entre l’être et le paraître. Au fond, Debailly/Malotru reprend son rôle de Lefebvre pour être tel qu’il n’est pas auprès de Nadia, seule personne qui croit le connaître mais qui, elle-même, avance peut-être masquée. Ce jeu complexe des vraisembla­nces et des manigances est décortiqué finement lors des séances avec la Dre Balmes (Léa Drucker), psychiatre chargée de suivre la santé des légendes soumises à une énorme pression.

Tout cela concourt à la crédibilit­é de la fiction qui s’inspire des événements courants mais aussi du vrai de vrai espionnage tel qu’il se pratique maintenant. D’ailleurs, après la première saison, Canal + a diffusé le documentai­re Les guerriers de l’ombre dans lequel 13 officiers de renseignem­ents racontaien­t leur métier au quotidien, leur recrutemen­t, leur formation, les dangers et les frustratio­ns propres à leur fascinante et inquiétant­e profession.

Le réalisateu­r Éric Rochant tient les commandes du Bureau des légendes. On lui doit des films de genre, un thriller ( Anna Oz), une comédie (Vive la République), un film de gangsters (Total Western) et un récent long-métrage d’espionnage (Möbius). Sa production s’inscrit dans le réveil (ou l’adaptation) de la fiction française pour la télé stimulée par la concurrenc­e étrangère.

Les Français, comme de plus en plus d’Européens ou de Québécois, regardent les séries américaine­s ou britanniqu­es. La contre-offensive de qualité par Canal + a commencé avec Les revenants (refait aux États-Unis) d’après un scénario de l’écrivain Emmanuel Carrère. En même temps que BDL, le réseau a lancé des coproducti­ons avec l’Allemagne (Spotless), la GrandeBret­agne (Panthers) et le Canada (Versailles).

«Il s’agit de montrer que la France peut être un acteur internatio­nal », résumait au Monde en 2014 le directeur de la fiction de la chaîne, Fabrice de La Patellière. Pari tenu et merci avec BDL. D’ailleurs un remake américain est en cours et Éric Rochant dirigera cette adaptation.

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PHOTOS SERVICE CANAL+ Le Bureau des légendes, créé par Canal + en 2015, se distingue des production­s sur le même thème par la profondeur et la complexité de sa trame narrative.
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Sara Giraudeau dans Le Bureau des légendes

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