Le Devoir

James Rebanks, philosophe malgré lui

Berger et écrivain, l’Anglais lance un vibrant plaidoyer pour la vie rurale et le développem­ent durable

- CHRISTIAN DESMEULES à Matterdale End, Lake District (Royaume-Uni)

C’est l’une des plus belles régions du pays, enchâssée en partie depuis 1951 dans le plus grand parc national anglais. Région montagneus­e du nord-ouest du pays, le Lake District a été célébré par l’immense William Wordsworth, le premier des poètes romantique­s anglais, qui y a pondu certains de ses vers les plus connus — dont le fameux «seul comme un nuage». Beatrix Potter, célébrissi­me auteure de livres pour enfants, y a aussi longtemps vécu.

Un lieu qui reçoit plus que sa part de touristes — 16 millions de visiteurs y viennent chaque année, pour une population de 43 000 habitants. Mais qui grouille aussi de… moutons.

Fils de fermier, petit-fils de fermier, James Rebanks est chez lui ici. Depuis toujours, pourrait-on dire. Une vie de berger, le livre dans lequel il tente de résumer au plus près son expérience, est rempli de poésie et de vérités premières: « J’aime cet endroit ; pour moi c’est le commenceme­nt et la fin de chaque chose, et partout ailleurs, cela ne ressemble à nulle part.» Un point c’est tout.

Vibrant plaidoyer pour la vie rurale et éloge des «gens ordinaires», il y raconte notamment comment, passionné par les animaux et par le travail à la ferme, il a quitté l’école à l’âge de quinze ans. Comment un conseiller en orientatio­n, après un test informatiq­ue, lui avait aussi suggéré de devenir… gardien de zoo.

Il raconte aussi comment quelques années plus tard, après le travail quotidien à la ferme, l’ennui l’a poussé à se remettre à lire, avant de terminer son secondaire à l’aide de cours du soir, avant d’être admis à la prestigieu­se université d’Oxford. Après quelques années à travailler «en ville», il a repris le chemin de Matterdale et de la ferme familiale, tout en étant consultant en développem­ent durable pour l’UNESCO.

Il essaie aujourd’hui de concilier ses deux passions: l’élevage des moutons et l’écriture.

Dans la maison qu’il a fait construire il y a quelques années, entre le thé et les gâteaux préparés par sa femme, Helen, partie chercher les enfants à l’école, l’homme de 42 ans se raconte un peu.

Après avoir lu son intense descriptio­n des quatre saisons dans la vie d’un berger, on se sent un peu coupable de venir frapper à sa porte en plein jour. Le travail semble incessant. «Des paysages comme le nôtre, écrit-il d’ailleurs, sont la somme et l’aboutissem­ent d’un million de petites tâches invisibles. »

Mais la saison de l’agnelage est pratiqueme­nt terminée, me rassure-t-il. Une accalmie qui ne va pas durer très longtemps. Ses quelques centaines de moutons de race Herdwick (la race de montagne la plus résistante de Grande-Bretagne, probableme­nt apportée par les Vikings) sont en ce moment sur les fells, comme on appelle les montagnes locales.

De Twitter au best-seller

Après s’être fait connaître sur Twitter, Une vie de berger a été un succès à sa sortie en 2015 — «seulement devancé par Bill Bryson », précise James Rebanks, hilare, avec l’air de ne toujours pas y croire. Aujourd’hui, il reçoit chaque jour des lettres venues de partout à travers le monde. Et sur le manteau de la magnifique cheminée trônent d’ailleurs une quinzaine d’éditions internatio­nales du livre.

«C’est quand même drôle, s’étonne ce quadragéna­ire costaud. J’ai passé toute ma vie à être un échec et durant les deux dernières années, la situation s’est complèteme­nt renversée. Être écrivain et posséder ma propre ferme me semblaient deux choses absolument impossible­s. »

Mais le vrai succès, pour lui, c’est que son père ait pu lire le livre avant de mourir. Plusieurs fermiers de la région l’ont lu aussi, qui ont en grande partie apprécié le portrait digne et authentiqu­e qu’il brosse de leur travail.

James Rebanks aime la stabilité, la continuité, les traditions, sans avoir non plus la

naïveté de croire que tout était meilleur auparavant. Mais il déplore que les communauté­s industriel­les modernes soient obsédées par l’idée « d’avancer », «de faire quelque chose de sa vie». Rester dans sa région natale, être enraciné à la terre et exercer un métier physique n’aurait donc aucune valeur ?

« Depuis vingt ans, on se fait dire qu’il n’y a pas de choix. On dirait que le seul choix que nous avons est celui de décider à quelle vitesse nous voulons courir. Pour ma part, je crois à la liberté de choisir. Choisir où nous voulons habiter, quoi faire de notre vie, ce que nous voulons manger. »

Qu’est-ce qu’une vie réussie? C’est aussi en quelque sorte la grande question qui traverse Une vie de berger. Et sans y répondre directemen­t, James Rebanks y propose néanmoins quelques pistes. «Je n’ai jamais senti qu’il y avait autre chose de plus important ou significat­if que d’être proche de ma famille, dans un endroit que j’aime, en train de faire quelque chose que j’estime utile.»

L’amour du lieu

Sa réflexion sur ces questions, on le sent, a été longuement mûrie, pensée « avec les mains ». Au fil de la conversati­on, James Rebanks évoque l’écrivain, fermier et activiste du Kentucky Wendell Berry, l’un de ses héros (décrit par le New York Times comme «le prophète de l’Amérique rurale ») ou la théoricien­ne de l’urbanisme Jane Jacobs (« l’une de mes idoles») et le mode de vie scandinave, qui lui semble plus équilibré et égalitaire — le dialecte local ressembler­ait d’ailleurs plus au norvégien qu’à l’anglais. La question du développem­ent durable des communauté­s rurales est au coeur de ses préoccupat­ions. « J’ai un peu l’impression que nous avons oublié comment aimer les endroits où nous vivons. »

Depuis quelques années, se réjouit-il, les traditions reprennent du poil de la bête dans la région, les foires agricoles sont animées, il existe une relève. Les réseaux sociaux ne sont d’ailleurs pas étrangers à cette nouvelle vitalité : chacun est fier d’y montrer ses plus belles bêtes.

«Je suis philosophe un peu malgré moi», dira-t-il plus tard au volant de sa Land Rover, en route pour aller compter un troupeau de béliers en compagnie de l’un de ses trois chiens — un redoutable border collie, aussi timide que puant. Ce sont les circonstan­ces, sa passion pour ce mode de vie unique et son propre parcours de vie qui l’y poussent.

Mais pour le moment, l’écrivain et berger espère trouver un peu de temps libre pour écrire un deuxième livre, dans lequel il compte aborder plus directemen­t certains de ces enjeux qui touchent au mode de vie et au développem­ent durable.

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CHRISTIAN DESMEULES «J’ai un peu l’impression que nous avons oublié comment aimer les endroits où nous vivons», dit James Rebanks.

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