Le Devoir

L’homme qui faisait parler les morts

Gérard Guégan donne vie à une ultime rencontre fictive entre deux monstres de la littératur­e

- FABIEN DEGLISE

Ce n’est pas un roman, c’est un mélodrame, et c’est la couverture qui l’annonce. Dans Hemingway, Hammett, dernière (Gallimard), le romancier Gérard Guégan réalise une nouvelle fois ce qu’il sait faire de mieux: fabuler des moments singuliers dans la vie de grands noms du monde des lettres. Stendhal, Aragon, Drieu y ont goûté par le passé, préparant la route vers ce huis clos dans lequel Ernest Hemingway et Dashiell Hammett se retrouvent aujourd’hui, malgré eux. Savoureux.

L’auteur du Vieil homme et la mer et celui du Faucon maltais ont été amis dans les années 1930, militant ensemble au sein de la Ligue des écrivains américains, un organisme culturel noyauté par l’Internatio­nal communiste. Otto Katz, l’agent d’influence de Staline dans les cercles créatifs de l’Occident, était un intime dans leur combat contre le fascisme. Et puis, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, d’Hiroshima et de Nagasaki et de la reconfigur­ation des blocs géopolitiq­ues, la relation a tourné au vinaigre. Hammett s’est distancé d’Hemingway, devenu selon lui un grossier allier des impérialis­tes. Il l’a même traité de «gâteux misogyne» et de «Superman de bal costumé», se magasinant ainsi un coup de poing sur la gueule qu’Hemingway, malgré l’envie, ne lui a jamais donné. «La victoire eût été trop facile», résume Gérard Guégan.

Faire la paix

À l’aube de leur ultime voyage, les deux hommes, morts à six mois d’intervalle en 1961 — l’un terrassé par un cancer, l’autre par la balle du fusil qu’il a déclenché lui-même —, se retrouvent ici une dernière fois pour faire la paix, partager des souvenirs, des remords et peutêtre des secrets. On est à Fort Abendsen, quelque part dans les alentours de New York. Cette ville qui n’existe pas est le décor idéal pour une conversati­on qui ne s’est jamais produite.

Les fils du réel entrent magnifique­ment dans le tissage de cette fiction qui se dévoile comme une pièce de théâtre dans laquelle, entre les gorgées de pur malt de l’île de Jura « vieux de quinze ans » acheté à La Havane «pour une bouchée de pain » et plusieurs vacheries, les sexagénair­es abîmés par leurs fougues et leurs excès vont se rapprocher dans ce respect qui naît quand la sagesse s’empare des différence­s. Ils vont boire à la santé des rebelles, « où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent ». Ils vont évoquer Tulip, le roman que Hammett ne va jamais avoir la chance de mener à terme, Jardin d’Eden, qu’Hemingway va terminer à temps avant de partir, mais pas assez vite pour pouvoir en parler. Ils vont ressasser ces histoires de surveillan­ce par Hoover et par le FBI, qui, loin de tenir de la paranoïa, ont influencé le parcours des deux hommes. «Je me fais l’impression d’être encore un homme dangereux, d’être un type qui compte, et ça, Hemingway, ça n’a pas de prix», dira Hammett à propos de son «ciblage» par les autorités américaine­s, et ce, dans un des nombreux dialogues délicieuse­ment montés comme de l’orfèvrerie par Guégan, biographe de la réalité alternativ­e.

Une réalité où la mélancolie éclaire l’histoire politique et littéraire du siècle dernier et où surtout la force de deux hommes va finir par se révéler dans leurs grandes fragilités.

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