La confrérie des guenilleux errants
Deux livres font revivre les hobos, nomades indésirables pris entre misère économique, industrialisation forcenée et crise des années 1930
Retourner à la poussière. Celle qui étouffe, celle des visages chiffonnés des photos de Dorothea Lange. Celle du Dust Bowl, ce cataclysme écologique qui frappa les plaines américaines, entre les deux guerres, et engendra une vague de migrations vers l’ouest et l’apparition d’une nouvelle figure : le hobo. Un passager clandestin des chemins de fer et de l’histoire, un vagabond en quête de travail, pris entre la misère économique et l’industrialisation forcenée.
Coïncidence, deux ouvrages remettent ces jours-ci au premier plan ces clochards mythiques de l’imaginaire américain comme un contre-feu littéraire nécessaire aux récits proprets et débordants de bons sentiments qui habitent le présent. L’un, signé Simon Harel, trouve un de ses points de départ dans Journal d’un hobo, de Jean-Jules Richard, et rappelle au bon souvenir du présent l’organe contre-culturel Hobo Québec (19721981). L’autre replonge dans l’oeuvre de Jim Tully, homme de mille métiers, qui a compris très vite que les lois de la route et de la vie se résumait à la même chose : sauver sa peau.
«Méfiez-vous de tous ceux en qui l’instinct de punir est puissant ! […] dans leur visage on voit parler le bourreau et le chien policier […]. » C’est sur cette citation de Nietzsche que s’ouvre Ombres d’hommes (Shadows of Men), son roman de prison et d’errance, originellement publié en 1930 et illustré par l’artiste William Gropper. D’abord traduit en français, en 1931, il vient d’être réédité ce printemps chez Lux, dans une traduction revue par Cyril Gay.
L’oeuvre de ce père du roman noir donne à lire le témoignage de damnés des rails qui, comme des dizaines de milliers d’hommes de l’époque, devinrent des «bohèmes sans domicile».
Tully écorche une Amérique au coeur de laquelle les charlatans aux remèdes miracles côtoient les renégats tentant d’échapper à l’échafaud. Un monde où la dignité est ravivée sous les traits d’une solidarité singulière, racontée à grand renfort d’histoires que l’on ne saurait jamais gober entièrement. Comme il l’écrit : «Les hobos sont rarement assez naïfs pour croire l’un de leurs semblables. »
N’empêche qu’avec leurs patronymes hérités des déboires qu’on leur attribue (Kneecap, Nitro Dungan, Hypo Sleigh), les personnages d’Ombres d’hommes résument l’expérience humaine en ce qu’elle a de plus sincère. L’espace de dix-neuf courts récits interconnectés, Tully met en scène des misérables lumineux et donne ainsi toute sa légitimité à une contre-histoire de l’époque, où le droit à l’errance est célébré avec une verve similaire à celle dont Jack Kerouac ferait preuve 30 ans plus tard.
La «vagabondie» de Montréal-Nord
Ce sillon du droit à l’errance, Simon Harel l’a aussi suivi pour s’intéresser aux hobos dans une perspective qui laisse transparaître sa passion des récits de la mobilité et son intention de célébrer également une contre-histoire politique et littéraire. «La relecture du Journal d’un hobo a été un déclencheur», avouet-il assis dans son bureau de l’Université de Montréal. Dans ce roman atterri chez Parti pris en 1965, grâce à Gaston Miron, Harel a diagnostiqué une oeuvre où les errances transcanadiennes d’un narrateur hermaphrodite (un «berdache») font éclater le miroir identitaire de la représentation historiographique du Québec des années 1960. À l’époque, la littérature «partipriste» coïncidait avec un projet collectif nationaliste, sinon socialiste, alors que Journal d’un hobo, comme l’écrit Harel, «réfute à l’avance toute l’idéologie de la perte d’identité [du Canadien français] ».
Comme s’il avait intégré les règles narratives régissant les récits fantasmés des gueux de Tully, Harel se penche sur Jean-Jules Richard, Jacques Ferron, William H. Davis et Cormac McCarthy, dans un essai-fiction où son enfance à Saint-Léonard est prétexte à l’apparition de hobos. Plusieurs trames d’écritures s’entremêlent, dans une dynamique amplifiante. Ses microfictions analysent la «fable errante» incarnée par le hobo avec toujours cette question politique embusquée sur le rapport à l’espace, aux récits et aux autres.
En inconditionnel de Woody Guthrie, Simon Harel voit en ces vagabonds littéraires une défense contre le mirage de ce qu’il nomme la «littérature CLSC»: hygiénique, saturée de bons sentiments, drapée dans le vivre-ensemble et prétendument captivée par l’avenir du monde.
À une époque où le discours littéraire se fait rangé et obséquieux, s’autoriser à explorer et à revisiter la cruauté et la crudité de l’existence des déclassés est certainement bien plus qu’un devoir de mémoire que nous avons, selon Harel, envers des ancêtres comme Jean Genet et Angela Davis. C’est aussi faire une trêve de propreté pour rappeler que la littérature se doit de redevenir un espace de liberté.