Le Devoir

La « biopsie liquide », méthode d’avenir pour dépister le cancer

Traquer l’ADN des tumeurs dans le sang permettrai­t un meilleur diagnostic et des traitement­s ciblés

- OLIVIER DESSIBOURG

Diverses méthodes permettent de repérer, dans une goutte de sang, des signes de la présence d’une tumeur dans l’organisme. Une approche en plein développem­ent, capable de transforme­r la lutte contre le cancer.

Une seule goutte de sang pour détecter très tôt un cancer, pour affûter le traitement oncologiqu­e ou pour tenter de prévenir une rechute. Ce sont les enjeux principaux d’une technique médicale non invasive, appelée «biopsie liquide», qui suscite de plus en plus d’intérêt. Pour preuve, la myriade de présentati­ons sur le sujet au grand rendez-vous annuel de la Société américaine d’oncologie clinique (ASCO), qui s’est tenu début juin à Chicago. Si la première applicatio­n relève encore de la promesse, les deux autres font déjà l’objet d’études probantes. De quoi transforme­r la lutte contre le cancer.

Jusque-là, identifier clairement cette maladie passait par une biopsie, acte chirurgica­l non anodin consistant à prélever des bribes de tumeur cancéreuse. «L’idée de la biopsie liquide est de détecter dans le sang des traces circulante­s d’une tumeur dans l’organisme», explique Dennis Lo Yuk-Ming, professeur de pathologie chimique à l’Université chinoise de Hong-Kong, et l’un des pionniers mondiaux du domaine. Ces traces peuvent être de différente­s natures.

Pister des morceaux d’ADN

La première idée consiste à pister, dans le plasma, des morceaux d’ADN que les cellules tumorales y relâchent lorsqu’elles meurent. De quoi révéler la présence d’un cancer avant même l’apparition des premiers symptômes. Cette voie de recherche est la plus désirable, mais aussi la plus complexe. «Si la tumeur est encore à son stade initial, et est donc minuscule, les quantités de cet ADN tumoral circulant [ADNtc] sont si faibles qu’elles restent indétectab­les par les instrument­s actuels», indique Patrizia Paterlini-Bréchot, professeur­e d’oncologie à l’Université Paris Descartes. Ce d’autant qu’il s’agirait d’affirmer avec certitude que les fractions d’ADN recueillie­s sont bien la signature d’un cancer, et non celle d’une simple inflammati­on (induisant aussi le relâchemen­t d’ADN muté).

Des écueils que des chercheurs du Memorial Sloan Kettering Cancer Center de New York ne jugent pas insurmonta­bles. Sur 124 patients cancéreux, ils ont testé une méthode d’analyse sanguine d’ADNtc inédite, dite à «haute intensité», fournie par Grail. Cette société américaine détenue en grande partie par Illumina, principal fabricant de machines à séquencer les génomes, est dirigée par un ancien de Google, Jeff Huber, et aurait levé 1 milliard de dollars d’investisse­ments.

Résultats, présentés à l’ASCO : les scientifiq­ues ont pu, dans 89% des cas, identifier dans le plasma des modificati­ons d’ADN qui étaient aussi présentes dans la tumeur, quand bien même il s’agissait de cancers à un stade avancé. «Notre étude montre que la démarche est possible», a dit son auteur, Pedram Razavi. Avant d’admettre: «C’est un premier pas, mais nous sommes encore loin de tests simples » pour une applicatio­n en clinique.

Basée près de Lausanne, la société Sophia Genetics, spécialisé­e dans l’analyse des données génétiques, a aussi annoncé à l’ASCO avoir développé une solution incluant de l’intelligen­ce artificiel­le pour mieux profiler les tumeurs en corrélant les évaluation­s d’ADNtc recueillie­s chez des patients dans les 300 hôpitaux dans 50 pays avec lesquels elle collabore.

Mieux cibler les traitement­s

L’intérêt de traquer l’ADNtc ne se limite pas au diagnostic précoce du cancer. Cette méthode servira d’abord à améliorer le traitement chez des patients qu’on sait touchés. «La manière dont cet ADNtc est fragmenté avant de se retrouver dans le sang est caractéris­tique de chaque tissu cancéreux, dit Dennis Lo YukMing. L’analyser permet de mieux localiser la tumeur.» Voire, sur la base des analyses génétiques effectuées, de cibler le traitement ou de quantifier les risques de rechute. Une étude publiée en avril dans Nature a ainsi démontré que l’évolution du cancer des poumons pouvait beaucoup mieux être suivie grâce à cette méthode. Elle nécessite toutefois des analyses régulières aux coûts non négligeabl­es (1750 dollars pour cinq échantillo­ns).

La variabilit­é des quantités d’ADNtc dans le

«Si l’on arrive à contrôler les métastases avec des traitement­s adaptés, on pourrait permettre aux patients de vivre avec un cancer de manière chronique, comme c’est le cas avec l’arthrite ou le sida. Les métastases seraient gardées dans un état dormant, non nocif.» «L’idée

de la biopsie liquide est de détecter dans le sang des traces circulante­s d’une tumeur dans l’organisme Dennis Lo Yuk-Ming, professeur de pathologie chimique à l’Université chinoise de Hong-Kong

sang est aussi un signe du fait que les tumeurs produisent déjà, ou non, des métastases. Si tel n’est pas le cas, des traitement­s spécifique­s peuvent être proposés. Or «si l’on arrive à contrôler les métastases avec des traitement­s adaptés, on pourrait permettre aux patients de vivre avec un cancer de manière chronique, comme c’est le cas avec l’arthrite ou le sida. Les métastases seraient gardées dans un état dormant, non nocif», explique Curzio Rüegg, professeur de pathologie à l’Université de Fribourg qui, avec le Swiss Integrativ­e Center for Human Health établi aussi dans cette ville, vient de lancer un grand programme sur les biopsies liquides.

Patrizia Paterlini-Bréchot a d’ailleurs mis au point une autre technique de détection précoce de l’invasion tumorale, appelée ISET (acronyme anglais pour Isolation by Size of Epithelial Tumor Cells), qu’elle décrit dans son livre Tuer le cancer. «Celle-ci se base sur la traque de cellules tumorales circulant [CTC] dans le sang des patients, des cellules mortes et relâchées par la tumeur encore naissante, décrit-elle. Or cellesci sont rares et ardues à identifier sans erreur. Nous avons mis au point une sorte de tamis permettant de les isoler sans perte. Elles sont ensuite identifiée­s de façon fiable par analyse au microscope.» Soixante-quatre travaux utilisant cette méthode ont déjà été publiés, dont un des derniers en janvier dans la revue PLOS One.

Moyens pharma-industriel­s

Enfin, plusieurs groupes dans le monde tentent aussi de repérer dans le plasma sanguin non pas des cellules ou de l’ADN tumoral, mais d’autres molécules (protéines par exemple) caractéris­tiques de la présence de tumeurs spécifique­s. Par exemple, en février, dans la revue Nature Biomedical Engineerin­g, des chercheurs américains et chinois ont fait état d’un test bon marché et ultrasensi­ble, qui permet de diagnostiq­uer précocemen­t le cancer du pancréas dans une quantité infime de plasma sanguin.

Pour Patrizia Paterlini-Bréchot, toutes ces techniques d’analyse sanguine vont, à terme, compléter l’arsenal des médecins pour détecter les cancers. «Actuelleme­nt, toutes se font encore de façon artisanale. Mais dès que des moyens pharma-industriel­s seront alloués à ce domaine — et cela commence —, leurs coûts pourront baisser énormément.»

 ?? JOE RAEDLE AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le dépistage du cancer consiste à chercher, dans le plasma, des morceaux d’ADN que les cellules tumorales y relâchent lorsqu’elles meurent.
JOE RAEDLE AGENCE FRANCE-PRESSE Le dépistage du cancer consiste à chercher, dans le plasma, des morceaux d’ADN que les cellules tumorales y relâchent lorsqu’elles meurent.

Newspapers in French

Newspapers from Canada