Le Devoir

Le bien-fondé du retrait des sables bitumineux de l’Alberta

- GORDON LAXER Directeur fondateur de l’Institut Parkland à l’Université de l’Alberta et auteur de After the Sands

Pourquoi augmenter la capacité de transport des oléoducs ou proposer de nouveaux projets comme celui du pipeline Énergie Est de TransCanad­a alors que le développem­ent des sables bitumineux se dirige tout droit dans le mur? Total ASA, le plus grand groupe pétrolier français s’est retiré des sables bitumineux de l’Alberta et se concentrer­a désormais sur l’exploitati­on de pétrole moins cher et à faible taux d’émission. Son retrait a provoqué une déferlante. Royal Dutch Shell ainsi que Marathon Oil Corporatio­n et ConocoPhil­lips, deux entreprise­s de Houston, ont liquidé en mars des investisse­ments majeurs dans les sables bitumineux. Le géant norvégien Statoil s’est retiré complèteme­nt, enregistra­nt des pertes considérab­les. BP et Chevron examinent également des scénarios de retrait.

La valeur des investisse­ments dans les sables bitumineux a chuté radicaleme­nt depuis l’effondreme­nt des prix du pétrole en 2014. Dix-sept grands projets de sables bitumineux ont été suspendus ou annulés et il n’existe actuelleme­nt aucun plan d’envergure visant à accroître la production de cette industrie après 2019.

Le bitume est un produit marginal, d’un coût de revient élevé et qui se vend généraleme­nt moins cher en raison de sa qualité inférieure. Sa viscosité est particuliè­rement élevée et il affiche une haute teneur en soufre et un taux élevé d’émissions de carbone. De plus, ses coûts de raffinage et de transport sont plus élevés que ceux du pétrole convention­nel. La constructi­on du pipeline Énergie Est n’y changera rien. Jeff Rubin, ancien économiste principal chez CIBC, affirme qu’après les gisements de l’Arctique, l’exploitati­on des sables bitumineux s’avère la plus coûteuse au monde. « En raison de la faiblesse des cours internatio­naux du pétrole, il se pourrait qu’aucune institutio­n canadienne ne veuille désormais financer de nouveaux projets de sables bitumineux », a conclu Rubin.

Abandon progressif

Devrions-nous souhaiter un autre boom en Alberta ou plutôt considérer positiveme­nt un abandon progressif des sables bitumineux ainsi que la transition vers un avenir plus sobre en carbone? Ce serait non seulement bon pour les Albertains et les Québécois, mais pour toute l’humanité. Le premier ministre Trudeau l’a reconnu quand il a dit en janvier que nous ne pouvions fermer les sables bitumineux demain matin. Nous devons y mettre un terme progressiv­ement.

Attendrons-nous que le marché provoque une fermeture brutale des sables bitumineux ou préférons-nous que les gouverneme­nts fédéral et albertain gèrent de façon proactive une transition susceptibl­e d’assurer un atterrissa­ge en douceur à cette industrie et aux travailleu­rs qui ont afflué de partout au Canada pour travailler à Fort McMurray? Ces travailleu­rs devraient plutôt être redirigés dans des secteurs qui permettron­t de diminuer fortement notre gaspillage énergétiqu­e et de développer une offre concurrent­ielle d’énergies renouvelab­les.

Les grands groupes pétroliers et les grands banquiers commencent à écrire l’avenir même si leurs motivation­s sont liées davantage à des impératifs économique­s plutôt qu’à une volonté de sauver la planète. Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, prévient que les changement­s climatique­s, les politiques gouverneme­ntales et la technologi­e constituen­t des risques importants pour la stabilité financière en raison de la perte potentiell­e de la valeur des sociétés pétrolière­s, gazières et houillères. Leurs réserves pourraient être abandonnée­s ou devenir obsolètes. Toutes les entreprise­s devraient divulguer les émissions de carbone liées à leurs actifs et dresser un plan de transition vers une société à zéro consommati­on énergétiqu­e nette, soutient-il.

Réduction des GES

Tous les gouverneme­nts au Canada refusent d’envisager un avenir faible en carbone. Les systèmes de plafonneme­nt, les taxes sur le carbone et les codes du bâtiment imposant des mesures plus sévères font certes partie des stratégies de réduction de l’empreinte carbone au Canada. Mais personne n’ose parler de l’« éléphant dans la pièce », soit les émissions attribuabl­es à la production de pétrole et de gaz naturel.

Ils sont des sources d’émissions dont la croissance est la plus rapide et la plus importante au Canada, particuliè­rement en raison de l’exploitati­on des sables bitumineux de l’Alberta. Leur croissance empêchera probableme­nt le Canada d’honorer ses modestes engagement­s, signés à Paris en 2015, de réduction des gaz à effet de serre d’ici 2030. La croissance de ces émissions risque également d’anéantir les chances du Canada de respecter les engagement­s qu’il a pris devant les pays du G8 de réduire d’ici à 2050 ses émissions de 80 % par rapport aux niveaux de 1990.

Comment peut-on augmenter notre plus importante source d’émissions de GES tout en prétendant réduire substantie­llement nos émissions globales? C’est impossible. Pourtant, le plan canadien de lutte contre les changement­s climatique­s approuvé par Ottawa, le Québec, l’Alberta et six autres provinces appuie la croissance rapide des émissions provenant de la production de pétrole et de gaz naturel. Les émissions qui y sont liées ont plus que quadruplé depuis 1990 et représente­nt maintenant 26 % des émissions totales du Canada, soit plus que les émissions liées au transport.

C’est maintenant qu’il faut amorcer progressiv­ement la sortie des sables bitumineux. Il est beaucoup plus difficile de stopper une lancée économique que d’aider des travailleu­rs déjà déplacés à sortir d’une industrie en déclin.

 ?? ISTOCK ?? Le bitume est un produit marginal, d’un coût de revient élevé et qui se vend généraleme­nt moins cher en raison de sa qualité inférieure.
ISTOCK Le bitume est un produit marginal, d’un coût de revient élevé et qui se vend généraleme­nt moins cher en raison de sa qualité inférieure.

Newspapers in French

Newspapers from Canada