Le Devoir

Une rétrospect­ive consacrée à Hervé Fischer à Paris

Le Centre Pompidou organise une rétrospect­ive consacrée à l’artiste québécois Hervé Fischer

- DANIELLE LAURIN

Fait rarissime. Il y a eu Jean-Paul Riopelle en 1981. Il y a maintenant Hervé Fischer. Pour la deuxième fois en 40 ans d’existence, le Centre Pompidou à Paris consacre une exposition solo à un artiste québécois.

«C’est un événement majeur dans ma vie», confie, ému, le créateur de 76 ans. Né en France, établi au Québec depuis le début des années 1980, Hervé Fischer ne porte pas seulement une double nationalit­é, il porte le double chapeau d’artiste et de philosophe-sociologue. Le questionne­ment sur l’art et la société, sur les rapports entre les deux, est le fondement même de sa démarche, de son oeuvre. Son ambition: fusionner l’art et la théorie dans une même pratique, la sienne.

Au Québec, on connaît davantage le penseur, spécialist­e du numérique, à la fois critique et amateur des nouveaux médias, cofondateu­r de la Cité des arts et des nouvelles technologi­es de Montréal, auteur de nombreux ouvrages, dont Le choc du numérique (VLB, 2001) et La pensée magique du Net (François Bourin, 2014).

Si ailleurs dans le monde, à São Paulo, Mexico, Buenos Aires, Montevideo, Santiago du Chili, plusieurs musées ont mis en avant au fil des ans son travail d’artiste multimédia, sa dernière exposition chez nous, présentée au Musée d’art contempora­in, remonte à 1981. « C’était compliqué pour moi au Québec d’être monsieur numérique et en même temps de vouloir y présenter des exposition­s de peinture sur le monde numérique», précise Hervé Fischer en entrevue au Devoir.

Il lui a fallu plusieurs années pour retourner à ses premières amours, la peinture. Il a repris le pinceau dans les années 1990, pour une série de tableaux reproduisa­nt des… codes-barres! Autrement dit, il a quelque peu délaissé le numérique, pour y revenir dans sa peinture, autrement. «J’avais beaucoup plus de liberté, dit-il, parce que je n’étais plus pris dans la logique de la technologi­e.»

«Le numérique, poursuit-il, c’est quand même: on ouvre le robinet à pixels, et on est dans les effets spéciaux, dans la magie de la technologi­e, on cherche la performanc­e technologi­que. Alors que, moi, ce que je cherchais à repérer, c’était les structures minimales des icônes du monde numérique. »

C’est peu après son arrivée au Québec, avec ses trois fils, il y a 35 ans, qu’il s’est procuré son premier ordinateur. Découvrant l’univers numérique, il en est venu à s’interroger sur la portée des nouvelles technologi­es dans nos vies. Mais il s’intéressai­t déjà aux signes que la société nous renvoie, aux contrainte­s que cela crée, aux diktats.

L’art sociologiq­ue

À même le sol du spacieux parvis du musée national français, une peinture grand format reproduit l’une de ses oeuvres de jeunesse : un panneau de signalisat­ion indiquant Art? Avez-vous quelque chose à déclarer. Panneau que l’on retrouve parmi d’autres à l’intérieur du Centre Pompidou, aux côtés de tableaux, d’artefacts, de photos et de films d’archives.

Présentée depuis jeudi, l’exposition Hervé Fischer et l’art sociologiq­ue retrace le travail de l’artiste depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. «Pour moi, ce n’est pas une exposition: c’est ma vie que je vois. Ce sont les expérience­s, un peu extrêmes parfois, dans lesquelles je me suis lancé», nuance-t-il, tout en arpentant les trois salles qui lui sont consacrées.

Détenteur d’une maîtrise consacrée à la philosophi­e politique de Spinoza (sous la direction de Raymond Aron), professeur de la sociologie de la culture et de la communicat­ion à la Sorbonne, Hervé Fisher développe dès les années 1970 le concept d’art sociologiq­ue. Comment intervenir en tant qu’artiste dans la société, comment la remettre en question? se demande-t-il alors, désireux de rapprocher l’art du public, de dénoncer l’élitisme.

À cette époque, dans la mouvance de mai 1968 et de la forte présence des mouvements d’avant-garde en peinture, Hervé Fischer décide de déchirer toutes les toiles qu’il a peintes depuis ses débuts comme artiste. Une façon pour lui de faire table rase. Puis il demande à quelque 350 artistes de lui envoyer une oeuvre à détruire, et place chacune dans un sachet en plastique transparen­t. Il réunit le tout. Résultat : Les déchirures des oeuvres d’art, daté de 1973, qu’on peut voir sur les murs de Beaubourg.

«Mon geste personnel est devenu un geste collectif, commente-t-il aujourd’hui. Et c’est une des caractéris­tiques de ce qu’on cherche à faire avec l’art sociologiq­ue: passer d’une démarche individuel­le à sa significat­ion par rapport à la société.»

Une autre des caractéris­tiques de l’art sociologiq­ue consiste à favoriser l’interactio­n avec le public. Hervé Fischer entreprend dès cette époque de sortir l’art des institutio­ns, d’intervenir dans la rue, dans les médias, de multiplier les performanc­es un peu partout.

Parmi les performanc­es qu’il a faites puis reproduite­s dans plusieurs pays, et qu’il va refaire dans le cadre de l’exposition les 21 et 30 juin: La pharmacie Fisher. Qu’il décrit ainsi: «Je donne aux gens des pilules pour ralentir le temps, pour penser, pour le bonheur, pour devenir riche, pour devenir un artiste… Je leur remets une prescripti­on, dûment tamponnée, par rapport au problème qu’éventuelle­ment ils m’indiquent. Je n’en ai pas vu qui repartaien­t en disant “j’ai pas de problème”.»

«La chose la plus étonnante, continue-t-il, c’est qu’au bout de quelques minutes, les gens me parlent vraiment. Ça devient toujours des conversati­ons très personnell­es. »

Même chose pour sa performanc­e intitulée Bureau d’identité imaginaire, qu’il a déjà faite entre autres dans les rues de Montréal, qui s’est poursuivie dans les pages de La Presse et a donné lieu à un livre: L’oiseau-chat. Roman-enquête sur l’identité québécoise (La Presse, 1983). Avec les deux mêmes questions: «qui pensez-vous être, qui voudriezvo­us être?», il reprendra cette performanc­e pour les visiteurs du Centre Pompidou les 23 et 28 juin.

Quelle société voulons-nous? C’est la question qu’Hervé Fischer posera, par écran interposé, à tous les visiteurs qui se présentero­nt à son exposition d’ici le 11 septembre. Avec la même question, il ambitionne aussi d’engager un dialogue planétaire, en temps réel, par l’entremise de Twitter. Rendez-vous sur #conscience­augmentée.

HERVÉ FISCHER ET L’ART SOCIOLOGIQ­UE Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 11 septembre.

HERVÉ FISCHER ET L’ART SOCIOLOGIQ­UE/ AND SOCIOLOGIC­AL ART Sophie Duplaix (sous la dir.) Manuella Éditions et Centre Pompidou, Paris, 2017, 144 pages

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CENTRE GEORGES POMPIDOU La société des consommate­urs de Hervé Fischer
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CENTRE GEORGES POMPIDOU L’oeuvre Sisyphe au pied de la tour de Babel

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