Le Devoir

Ottawa crée une super-unité de surveillan­ce du renseignem­ent

Mais les espions canadiens conservero­nt leur pouvoir de perturbati­on

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Le nouvel attirail législatif qu’entend se donner le gouverneme­nt Trudeau pour contrer le terrorisme risque de faire des heureux et des déçus. D’un côté, Ottawa met en place un robuste mécanisme de surveillan­ce et d’encadremen­t des agences de renseignem­ent, mais de l’autre, il préserve l’outil le plus controvers­é qu’avaient mis en place les conservate­urs: le pouvoir de perturbati­on des espions canadiens. Il l’étend même à une autre agence active sur la scène internatio­nale.

Le projet de loi C-59 déposé mardi par le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, ne change rien au pouvoir de perturbati­on octroyé en 2015 au Service canadien du renseignem­ent de sécurité (SCRS). Ce pouvoir permet aux agents du SCRS de s’infiltrer et d’accomplir des gestes — même illégaux ou contraires à la Charte des droits et libertés — pour faire dérailler un plan terroriste.

Les policiers disposent déjà de ce pouvoir: il n’est pas rare que des agents doubles fassent avorter une livraison de drogues, par exemple. Mais comme leurs actions mènent au dépôt d’accusation­s, leurs gestes font l’objet d’un examen par les tribunaux. Ce n’est pas le cas des agents du SCRS, dont les gestes restent dans l’ombre parce qu’ils ne procèdent à aucune arrestatio­n.

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau n’y change rien. Tout au plus le C-59 dresse-t-il une liste de ce qui constitue une perturbati­on: interrompr­e des communicat­ions, détruire un objet, entraver une livraison, fabriquer de l’in-

« C’est [la perturbati­on] un pouvoir important pour assurer la sécurité des Canadiens» Ralph Goodale

formation, interrompr­e des opérations financière­s ou encore se faire passer pour quelqu’un d’autre. De l’aveu même des hauts fonctionna­ires dépêchés pour expliquer le projet de loi, aucune des quelque 30 perturbati­ons menées par le SCRS depuis 2015 n’a débordé de ce cadre. En fait, il y a même des cas de figure prévus dans C-59 qui n’ont jamais été tentés jusqu’à présent.

La loi conservatr­ice interdisai­t aux agents du SCRS de causer la mort, de porter atteinte à l’intégrité sexuelle d’une personne ou d’entraver le cours de la justice lorsqu’ils s’adonnent à la perturbati­on. Le C-59 ajoute à cette liste d’interdits la torture, la détention et le fait de causer la perte d’un bien «si cela porte atteinte à la sécurité d’un individu ».

Le ministre Ralph Goodale a justifié le maintien de cette dispositio­n dans la loi. « Des gens auraient sans contredit préféré que cet article soit retiré, mais d’autres ont plaidé l’inverse, que c’est un pouvoir important pour assurer la sécurité des Canadiens. » Le NPD dénonce ce statu quo. «Malgré la clarté apportée par les libéraux ce matin, le fait est que les pouvoirs demeurent trop larges », a déploré le député Matthew Dubé.

Wesley Clark, un professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé dans les questions de renseignem­ent, n’est pas aussi pessimiste. « Le projet de loi indique que le SCRS peut seulement mener des activités de réduction de la menace en dernier recours et il s’agit d’un changement important.» Cela l’obligera, pense-t-il, à collaborer avec la GRC… et à laisser les policiers fédéraux agir lorsqu’ils le peuvent.

Le duo de professeur­s Craig Forcese et Kent Roach, qui avaient mené la charge contre le C51 conservate­ur, écrit dans un commentair­e en ligne que la liste des gestes autorisés a l’avantage de dissiper l’ambiguïté. «Au moins, cette liste fermée indique explicitem­ent ce que le SCRS peut faire.»

Le C-59 octroie par ailleurs des pouvoirs de perturbati­on similaires au Centre de la sécurité des télécommun­ications (CST). Il obtient le pouvoir de mener des «cyberopéra­tions actives» à l’étranger. En clair, alors que le CST a déjà le pouvoir, par exemple, de dresser un bouclier informatiq­ue pour protéger les serveurs canadiens contre un serveur malveillan­t étranger, il pourra désormais passer à l’attaque pour faire cesser les activités du serveur malveillan­t. M. Wark précise que les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie disposent de ce pouvoir.

Surveiller les surveillan­ts

Là où le projet de loi innove, de l’avis de tous les spécialist­es consultés, c’est dans les mécanismes de surveillan­ce des activités de renseignem­ent mis en place. Le gouverneme­nt fusionne les chiens de garde existants et élargit leurs pouvoirs. Ainsi, le Comité de surveillan­ce des activités de renseignem­ent de sécurité (le CSARS, qui surveille le SRCS) est amalgamé au Bureau du commissair­e du CST ainsi qu’à la partie de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes de la GRC qui traite de renseignem­ent. Ce nouvel Office de surveillan­ce des activités en matière de sécurité nationale et de renseignem­ent examinera aussi les activités de renseignem­ent de 14 ministères fédéraux (la Défense nationale ou encore l’Agence des services frontalier­s) qui étaient jusqu’à présent exemptés.

« C’est un gain immense, a écrit sur Twitter Craig Forcese. C’est une véritable améliorati­on par rapport à notre système actuel très segmenté. »

Son collègue Wark n’en pense pas moins. «C’est très surprenant et très audacieux», lancet-il. Il rappelle que la commission d’enquête sur l’affaire Maher Arar, ce Canadien emprisonné en Syrie à cause de mauvais renseignem­ents véhiculés par les agences canadienne­s, s’était contentée de recommande­r l’établissem­ent de ponts entre chacun des organismes de surveillan­ce existants. « Le gouverneme­nt va beaucoup plus loin!»

Ottawa crée aussi un poste de commissair­e au renseignem­ent qui aura le mandat d’examiner et d’approuver les décisions de ministres lors de l’octroi de certaines autorisati­ons au SCRS ou au CST. Ce commissair­e serait un juge à la retraite nommé pour cinq ans.

Des définition­s changées

Le gouverneme­nt modifie quelque peu la portée de la précédente loi antiterror­iste en resserrant des définition­s ou en rehaussant des niveaux de preuve requis. Ainsi, l’infraction « préconiser ou fomenter » un acte terroriste, créée par les conservate­urs, devient dans le C-59 «conseiller la commission d’une infraction de terrorisme». Selon les fonctionna­ires, ce terme est plus clair en droit. La définition de « propagande terroriste » est modifiée à l’avenant.

Ottawa exclut par ailleurs les activités d’une personne liées à la défense d’une cause ou à la protestati­on de la liste des informatio­ns que peuvent s’échanger entre elles des agences gouverneme­ntales.

Le seuil de preuve pour les arrestatio­ns sans mandat est rehaussé. Jusqu’à maintenant, les agents de la paix n’avaient qu’à soupçonner que la mise sous garde d’une personne «aura vraisembla­blement pour effet de l’empêcher de se livrer à une activité terroriste». Désormais, il faudra qu’ils soupçonnen­t qu’elle «est nécessaire pour empêcher qu’une activité terroriste soit entreprise ».

Ces changement­s font dire au Parti conservate­ur que les libéraux « diluent » les dispositif­s de sécurité du Canada. «Le projet de loi démontre que les libéraux ne prennent pas la sécurité publique au sérieux», a lancé le député Erin O’Toole. «Au lendemain des attaques horribles en Europe et seulement un jour après qu’un Canadien a été reconnu coupable à Montréal d’avoir voulu quitter le pays pour s’entraîner avec le groupe EI, ils diluent les mesures de sécurité. Tout cela pour respecter leur promesse électorale relativeme­nt au C-51. »

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? Le ministre canadien de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a présenté, mardi, son arsenal législatif pour lutter contre le terrorisme.
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE Le ministre canadien de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a présenté, mardi, son arsenal législatif pour lutter contre le terrorisme.

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