Quel sort pour les alaouites ?
Musulmans issus d’une branche du chiisme, minoritaires et longtemps persécutés au Moyen-Orient, les alaouites sont aujourd’hui souvent associés au régime syrien de Bachar al-Assad. Car tout comme son père, Hafez, qui avait pris le pouvoir tout au début des années 1970, le président syrien appartient à cette confession. Or, les alaouites s’étendent au-delà des frontières du pays… Dans le contexte de la guerre en Syrie, comment le sort de ces différentes communautés est-il lié à celui du régime de Damas? Réponse de Carine Lahoud-Tatar, professeure de sciences politiques à l’Université SaintJoseph, à Beyrouth.
D’abord, où sont les alaouites au Moyen-Orient ?
Ils se trouvent dans trois pays contigus: la Syrie, le Liban et la Turquie. On en compte 2,5 millions en Syrie, 1 million dans le sud de la Turquie et environ 100 000 dans le nord du Liban.
Historiquement, les alaouites viennent du Jabal Ansariya, une région montagneuse qui longe la côte syrienne tout juste au nord du Liban. Après la prise du pouvoir de Hafez al-Assad — un alaouite —, en 1971, les alaouites qui habitaient cette région sont partis s’installer à Damas, où ils avaient dès lors des occasions d’emploi: forces armées, administration publique, etc. C’est devenu une communauté importante de la capitale syrienne.
Est-il juste aujourd’hui de dire que le régime de Damas combat pour sa survie et pour celle des alaouites?
A priori, il ne faut pas considérer les alaouites comme une communauté au pouvoir. Pour Hafez al-Assad et son fils, Bachar, la stratégie a toujours été de masquer leur identité particulière (alaouite) pour embrasser une identité pansyrienne (nationale). Concrètement, le régime des Al-Assad avait besoin de relais et de points d’appui dans d’autres communautés. Il s’est donc entouré de baathistes [la doctrine du parti Baas, qui allie socialisme et nationalisme arabe], dont plusieurs étaient sunnites, tant dans les forces armées que dans les services de renseignement.
Or, le conflit qui a commencé en 2011 est devenu confessionnel, se cristallisant autour des groupes religieux: le bloc sunnite contre les alaouites et leurs alliés chiites. Les groupes minoritaires tels les alaouites et les chrétiens se sont donc ralliés au régime de Bachar al-Assad, qui s’est fait leur défenseur. C’est une équation de sur vie.
Mais cela ne signifie pas que les alaouites souhaitent qu’Al-Assad reste au pouvoir une fois la guerre terminée. Car ils ne sont pas, a priori, pour la répression. Ils exigent eux aussi plus de démocratie, plus de justice sociale et d’égalité économique. Plusieurs d’entre eux disent: «On réglera nos comptes avec Bachar après la guerre.» Le sort des communautés alaouites du Liban et de Turquie est-il lié à celui du régime de Damas?
Le sort de ces deux communautés va dépendre de leur degré d’autonomie quant à leur soeur syrienne. En Turquie, l’influence du régime de Damas a toujours été minime. L’impact de l’éventuel délitement des alaouites en Syrie sera donc à l’avenant.
C’est plus compliqué au Liban. Pendant l’occupation syrienne [du milieu des années 1970 à 2005], la stratégie de Damas était de déclasser la communauté alaouite commerçante pour faire émerger une élite prosyrienne. L’identité même des alaouites libanais a alors changé en raison de son instrumentalisation par le régime de Hafez al-Assad : ils revendiquaient leur «alaouité» et affichaient leurs positions prosyriennes. Damas les a aussi financés, notamment pour créer des milices armées prosyriennes au Liban. Ainsi, l’activisme civil des décennies précédentes, qui s’inscrivait dans des dynamiques de lutte contre les discriminations dont ils étaient victimes, s’est transformé en une mobilisation armée.
Avec le retrait de l’armée syrienne du Liban en 2005 et, plus récemment, la fragilisation du protecteur damascène, cette identité a été contestée. Les familles traditionnelles déclassées par les Syriens réémergent et revendiquent leur intégration à la société libanaise. Elles se disent libanaises avant d’être syriennes.
Dans quelle posture cela les met-il par rapport aux autres groupes religieux?
Là aussi, c’est compliqué. Une part importante de la communauté alaouite du Liban s’est installée dans un quartier de la ville de Tripoli, dans le nord du pays, où ils sont entourés de sunnites. Et c’est dans les quartiers sunnites adjacents, défavorisés et délaissés par l’État, que se sont installés des groupes sunnites radicaux et salafistes. Cela a donné lieu à des affrontements récurrents, du retrait des forces syriennes, en 2005, jusqu’en 2014. C’était devenu la caisse de résonance des fractures et conflits confessionnels qui déstabilisent le Moyen-Orient.
Lorsque la guerre a commencé en Syrie, en 2011, des affrontements violents et réguliers ont marqué Tripoli. Ils faisaient souvent écho aux opérations militaires d’envergure de l’autre côté de la frontière. Un plan sécuritaire a été adopté en 2014 et s’est traduit sur le terrain par une trêve des combats, qui avaient atteint un degré de violence inédit à partir d’août 2013, lorsque des attentats contre deux mosquées salafistes de Tripoli ont été attribués aux alaouites. Le chef de la communauté s’est alors exilé à Damas.
Les alaouites du Liban sont donc à présent sans chef, sans protecteur syrien et sans protection de l’allié qu’est le Hezbollah — qui est occupé à autre chose, dont guerroyer en Syrie. Elle est donc livrée à son propre sort, qui est étroitement lié à l’issue du conflit syrien et aux repositionnements régionaux générés par la guerre froide saoudo-iranienne.