Le Devoir

Éloge du doute

Dans À l’oeil nu, Maggie Roussel cumule les questions, sans réponse

- JÉRÔME DELGADO

Elle hésite avant de répondre, prend son temps, cherche le mot juste… Pardon! La phrase juste. Maggie Roussel n’est pas le genre à s’emparer du crachoir pour clamer de grandes vérités.

On imagine mal cette femme, qui ne considère pas être de son temps, envoyer tweet sur tweet. Sa voix douce et son rire gêné la situent à des années-lumière d’un Donald Trump et de ce qu’elle finit par qualifier, après presque une heure, « de dogmatisat­ion des discours».

sont de plus en plus tranchés, incisifs,

avance-t-elle. Le doute, l’abandon au doute et au fait que l’on ne sache pas, euh… C’est quelque chose de très fertile qui manque dans nos sociétés. Oui, [mon livre] appelle à un monde autre, qui laisserait plus de place au doute, à l’étonnement, au questionne­ment, à la confiance en ce qui nous entoure.»

Son livre? À l’oeil nu (Le Quartanier), un deuxième titre en 7 ans après Les Occidental­es (Le Quartanier), un quatrième en 15 ans, si on compte les deux publiés sous le pseudonyme de Maggie Blot. Résumer sa bibliograp­hie n’est en soi pas simple.

La ligne Maggie n’est jamais rectiligne, ou continue. Cela se ressent dans son écriture, nourrie de tournures inattendue­s, de ruptures de ton, de sauts dans les genres. C’est un « style

tennis contre le mur», notait en 2010 Denise Brassard, présidente du jury du prix Émile-Nelligan, pour lequel Roussel était finaliste.

À l’oeil nu renferme des canulars et des questionna­ires, titille la science-fiction, le gore et la passion amoureuse, vibre au rythme de très courtes nouvelles, avant de rebondir dans des textes en vers. Sens-roi

Maggie Roussel est poète. Si elle remplit des carnets — le clavier ne vient qu’en fin de processus —, ce n’est pas pour dénoncer ni dicter une morale. C’est pour… En fait, elle ne sait jamais d’avance pourquoi. Cette intuitive aime se réclamer de Marguerite Duras.

« Selon elle, commente l’auteure, rencontrée dans son nid familial d’Outremont, l’écriture, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait. Le savoir à l’avance serait dommage. Ça ne vaudrait pas la peine d’écrire.»

Son quatrième recueil est né d’une sensation: notre époque «sur-stimule» la vision, en fait le sens-roi. Maggie Roussel a voulu l’évoquer par des textes soit explicites — un drone qui s’attaque aux yeux, par exemple —, soit métaphoriq­ues.

«On est dans une société hyper-technologi­que, marchande, libérale et donc, à mon avis, précise celle qui se justifie constammen­t, dans une société de surveillan­ce et de surveillés, où tout doit être examiné. Je me suis laissé traverser par une violence ambiante. C’est sorti comme ça, la métamorpho­se s’est opérée dans mon écriture. »

À l’oeil nu, accepte de dire l’écrivaine, a sa part de critique sociale. Propose même un idéal : voir les choses pour ce qu’elles sont.

«À l’oeil nu, dit Maggie Roussel, ça reste de l’ordre du fantasme — dans le sens métaphoriq­ue. Regarder à l’oeil nu voudrait dire… Ne pas avoir une lunette qui s’interpose. Regarder en essayant de se délester des préjugés, des a priori, de toutes les images qu’on a en tête, de toutes les fictions, de toutes les pubs. »

Voir sans l’intermédia­ire d’un écran, avec « la rétine vraiment exposée», signifie aussi porter un regard « frontal » sur le monde. Sous le coup de crayon de cette Maggie aux multiples identités, l’exercice peut mener autant à des scènes violentes qu’à des réalités à hauteur d’enfant. Des coups de poing en pleine figure aux rêves en couleur, tout y est dans la quarantain­e de récits qui forment le livre.

«J’ai imaginé une amour si forte, dit un garçon de 5 ans dans "Couleur sans nom", qu’elle finirait par sortir de nous, envahirait tout ce qu’il y a autour et colorerait tout! Tout serait de la couleur de cette amour. »

La figure de l’enfant ponctue À l’oeil nu, s’offre, de son insoucianc­e, comme le pendant de la paranoïa instaurée dès le prologue. Maggie Roussel confie opiner, comme Réjean Ducharme, que «sans les enfants, il n’y aurait rien de beau ».

Se mettre à l’épreuve

La professeur­e de littératur­e au cégep ne vit pas cependant dans une bulle. Le poème Une fille du siècle lui a été soufflé par ces adolescent­es parties dans une Syrie en guerre. Elle ne juge pas leur choix: ces vers sont libres d’interpréta­tion.

«Il y a beaucoup d’équivoque dans ce poème, estime-t-elle. La fille est impression­née par des images sur un écran et décide de partir. On peut projeter qu’elle part aider les terroriste­s, comme on pourrait penser qu’elle fera de l’aide humanitair­e. Ses motivation­s restent invisibles, mais il y a une volonté de vivre, de se mettre à l’épreuve. »

Le poème est dédié à Josée Yvon (19501994), poète « qui a expériment­é plein de choses à son corps défendant» et qui éblouit encore Maggie Roussel, par son « écriture missile » et son côté subversif.

Autant on n’imagine pas Maggie Roussel en Donald Trump, autant on ne l’imagine pas non plus en Josée Yvon. Il y a pourtant chez Roussel, comme chez Yvon, une résistance à ce qui fait consensus. Cela dépasse son choix d’écrire à la main — « j’ai besoin de tenir un crayon », ditelle. Cela va au-delà du texte morbide, et drôle, porté par l’automatisa­tion du crime — « Il y a fusion de deux armes terribles, nuance-t-elle, la décapitati­on et les attaques par drone.»

La résistance de Maggie Roussel repose dans son appel au doute et aux incertitud­es. Rien n’est vrai, rien n’est fake news non plus dans À l’oeil nu. Plutôt que de tirer à boulets affirmatif­s, l’auteure cumule les questions, sans réponse.

«J’ai remarqué ça a posteriori, dit-elle, au sujet de la forme interrogat­ive adoptée au fil des pages. Il y a beaucoup de choses à remettre en question, au sein même du monde connu. On n’a pas besoin d’aller toujours plus loin, dans l’espace ou dans ce qui serait invisible à l’oeil nu. Tout ce qui nous entoure est déjà un terrain à questionne­r. »

Sa seule certitude: ne pas rester « campés sur nos positions ». En soi, c’est déjà une forme de résistance.

À L’OEIL NU Maggie Roussel Le Quartanier Montréal, 2017, 120 pages

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