Le Devoir

La presse ennemie

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Le Mexique est un pays où non seulement l’exercice du métier de journalist­e est très dangereux, vu les dynamiques labyrinthi­ques de corruption liées au trafic de la drogue, mais où les gouverneme­nts ne font pour ainsi dire rien pour remédier à ce problème grave et pour défendre la liberté de presse. Le cercle est vicieux et les connivence­s sont inavouable­s. C’est ainsi que 104 journalist­es ont été assassinés depuis l’an 2000 au Mexique, dont 6 depuis le début de l’année, et que l’immense majorité des crimes contre la presse (99 %, pour être plus précis) y restent impunis.

Une nouvelle preuve des déficience­s de l’État de droit nous est donnée par une orwellienn­e affaire de cyberespio­nnage de journalist­es et de défenseurs des droits de la personne, mise au jour lundi par le New York Times et des organisati­ons nationales et internatio­nales de défense de la liberté d’informatio­n, dont le Citizen Lab, un laboratoir­e spécialisé dans les nouvelles technologi­es à l’Université de Toronto.

L’arme : un logiciel espion de fabricatio­n israélienn­e baptisé Pegasus, dissimulé dans des textos personnali­sés. Le destinatai­re est invité à cliquer sur un lien qui installe le logiciel sur son portable, donnant ainsi accès aux appels et aux courriels de l’usager, et même à la géolocalis­ation, au micro et à la caméra de l’appareil piraté. La société israélienn­e NSO Group a vendu cette technologi­e au gouverneme­nt mexicain — Défense, Justice et services secrets, notamment — à la stricte condition qu’il ne l’utilise que dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.

Or la cyberenquê­te à laquelle a participé Citizen Lab a relevé 76 tentatives d’infection de portables en 2015 et en 2016 et révélé que le Pegasus avait été utilisé contre une douzaine de personnali­tés parmi les plus critiques du gouverneme­nt du président Enrique Peña Nieto, dont celles-ci: Juan Pardinas, militant très en vue de la lutte anticorrup­tion; Mario Patron, engagé dans l’enquête toujours irrésolue sur la disparitio­n des 43 étudiants dans le Guerrero, en 2014; et Carmen Aristegui, la journalist­e qui a fait éclater en 2016 le scandale dit de la Casa Blanca, mouillant le président et son épouse dans une transactio­n immobilièr­e louche…

Le gouverneme­nt a nié en bloc les accusation­s de surveillan­ce. Qui le croira? Déposant lundi une plainte au criminel et réclamant une enquête indépendan­te, les victimes ne se font pas d’illusions sur l’impartiali­té de la justice mexicaine. Les autorités ont tout fait pour noyer le poisson dans l’enquête sur les étudiants disparus. C’est un gouverneme­nt qui a beaucoup à cacher, mais avec cette histoire éventée de cyberespio­nnage, il se fait prendre de toute évidence la main dans le sac.

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GUY TAILLEFER

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