›Le retour d’une mère disparue.
Vincent Leclair entretient des liens chaleureux avec sa famille biologique, retrouvée au Honduras
En 1980, une jeune Hondurienne de 19 ans séjourne à Saint-Lazare, au Québec, en regardant son ventre s’arrondir. Le 12 décembre de la même année, Ana Marcela Flores Machado accouche d’un fils. Une serviette sur les yeux, elle écoute ses pleurs s’éloigner sans se douter qu’elle verra pour la première fois le visage de son «baby boy» 36 ans plus tard.
«Je vis dans une très bonne famille et je mène une vie très heureuse. Mes parents m’ont donné beaucoup d’amour et se sont toujours assurés que je ne manque de rien. » En écrivant ces mots à sa mère biologique en octobre 2015, Vincent Leclair ignore encore toute l’ampleur de la «rédemption» qu’il va lui offrir.
Le premier message du jeune Québécois est rempli d’une fraîcheur à la « merci la vie», rigole-t-il aujourd’hui, attablé sur une terrasse montréalaise. Retrouver celle qui lui avait donné la vie ne lui avait jamais semblé urgent. «Je n’avais aucun attachement culturel. Oui bien sûr, j’ai mon bagage génétique, mais c’est tout.» Et une famille qui l’aime ici, répète-t-il, utilisant de plus en plus indistinctement le mot «mère» au fil de l’entretien.
La quête
L’engrenage doucement engagé, son envie de prendre contact avec cette mère inconnue croît toutefois aussi vite que progresse la quête de ses origines sur le Web.
Une photo Polaroïd d’une jeune femme. Un nom incomplet. Un âge. Une passion pour la musique. Vincent ne dispose que de quelques détails sur Marcela, glanés dans les récits du père missionnaire québécois qui a organisé à l’époque l’accouchement et l’adoption instantanée.
«Je me disais que j’allais la reconnaître.» Après s’être buté à des photos de fleurs plutôt qu’à des photos de profil, le projet s’engourdit, se met en veilleuse ou se réactive successivement. «C’était par curiosité, et la facilité des médias sociaux m’incitait à chercher», relate simplement le trentenaire.
Lors d’une de ses recherchesflânerie virtuelles, un compte Twitter attire son attention. Il est inutilisé, mais l’année de naissance et la photo pointent dans la bonne direction. Le Québécois aujourd’hui âgé de 36 ans découvre ainsi le nom complet de sa mère; deux prénoms et deux noms de famille, comme il est coutume chez les Latino-Américains. Croisant ces informations avec un profil Facebook, il envoie ses premiers mots le 31 octobre 2015. Cinq mois plus tard, il atterrit dans le petit pays d’Amérique centrale.
Préserver la vertu familiale
« L’oncle de ma mère [adoptive] était un père missionnaire au Honduras. Il était en lien avec une jeune femme qui devait se débarrasser de son enfant », expose Vincent. Aussitôt qu’il les a prononcés, il ravale ces mots. Sa mère est issue d’une pieuse et «bonne famille » du Honduras, dont le père était en diplomatie.
Toute jeune, quand Marcela est tombée amoureuse d’un homme qui fréquentait la même école de musique, il n’était pas question de se marier à quelqu’un de «la classe populaire », l’avait avertie sa mère. La relation avait pris fin… Mais pas tout à fait. En fréquentation croisée, son amour interdit s’est poursuivi malgré sa relation avec un nouveau parti plus respectable.
Quand Marcela est tombée enceinte à 18 ans de celui qu’elle devait oublier s’est posé le choix entre l’avortement ou l’adoption discrète. Au même moment, les futurs parents québécois de Vincent, qui ne peuvent concevoir un enfant, se sont donc tournés vers l’adoption internationale. La jeune Hondurienne est alors envoyée au Québec, sous prétexte d’y apprendre l’anglais. «Elle est disparue durant au moins six mois. Les gens ont dû le savoir, mais c’est une société pleine de tabous, encore aujourd’hui», raconte Vincent.
Un signe de vie
Après la lettre d’octobre 2015, Marcela ne donne plus signe de vie. «Je me disais, soit elle ne l’a pas vue sur l’application Messenger, soit elle l’ignore complètement. J’attendais, j’attendais», poursuit Vincent.
Le jour de ses 35 ans, convaincu que sa mère biologique n’a jamais pris connaissance de ses mots, il tente d’attirer son attention avec un nouveau message. Public, cette fois, et codé à la fois: «C’est une journée spéciale pour moi, j’ai pensé à vous.» Marcela lui répond, sans vraiment comprendre qu’il s’agit de l’enfant qu’elle a mis au monde au Canada.
Ce n’est que quelques jours plus tard, « dans un bar après 2 ou 3 pintes », qu’elle lui réécrit. Vincent est accompagné d’un ami qui maîtrise l’espagnol et Marcela, de sa fille aînée et d’un proche qui parle anglais. Après quelques échanges, un appel vidéo a lieu dans la même soirée: « C’était un peu rushant que ça arrive si vite.»
Les messages s’accélèrent. Durant les vacances d’hiver, Mme Flores en perd presque le sommeil. «On parlait parfois jusqu’à deux ou trois heures du matin. Mes amis m’ont avoué par la suite qu’ils trouvaient que c’était trop, c’était fusionnel.» Vincent est présenté virtuellement à toute la fratrie: 6 frères et soeurs en tout, dont il ignorait l’existence.
Quand il s’envole pour le Honduras en mars 2016, sa mère d’adoption, Maryse Drouin, l’accompagne. Pas question «de faire ça dans le dos de ma famille d’ici, dit Vincent. Ils ont toujours été très compréhensifs. Mon père [adoptif] disait : “Elle a dû trouver ça tellement dur” ».
Le survenant
Le court vidéo de leurs retrouvailles est presque silencieux. Et il y a «quelque chose qui s’est apaisé» depuis, assure le Québécois : « Je n’avais pas de malaise existentiel par rapport à mon adoption, mais ça répond à tellement de questions. Des questions que je ne pensais pas importantes au départ.»
Vincent est conscient de vivre une lune de miel avec une «nouvelle» famille. « C’est le coup de foudre. Je n’ai pas vraiment de responsabilités et tout le monde est content de me voir, décrit-il avant d’ajouter : je sais que c’est magnifié et qu’ils ne me parlent pas de ce qui va mal là-bas. Mais j’ai tellement tripé. » Tellement, qu’il y est retourné deux fois depuis et voyagera à nouveau cet été pour fêter l’anniversaire de sa mère biologique.
Il a trouvé très dur d’en revenir le printemps dernier. Remise en question, sentiment de solitude, incertitude sur ce qu’il doit faire de ces nouveaux liens qui se renforcent. «C’est peut-être un hasard, mais on a beaucoup d’intérêts en commun. C’est tellement d’amour.»
S’attacher à des frères et soeurs de sang, sans négliger pour autant sa famille au Québec, c’est aussi sa façon de se lier au monde et à la planète, et d’y reconnaître son privilège. «Là-bas, il n’y a pas d’espoir d’un monde meilleur. Alors, moi, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance d’être adopté ici.»
«C’est peut-être un hasard, mais on a beaucoup d’intérêts d’amour.» en commun. C’est tellement Vincent Leclair