Le Devoir

Apaiser 26 années de ressentime­nt.

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«Je suis convaincu que vous êtes Christine. » En un clic et trois messages Facebook, Christine Thérien a remis à vif 26 ans de sentiments d’abandon et, surtout, d’incompréhe­nsion.

Haïtienne arrivée au Québec à 6 ans et demi, avec cette demi-année toujours comptée, elle décrit une « enfance troublée », le «vide des adoptés», malgré une famille adoptive aimante et ouverte.

Le souvenir de l’orphelinat de la Perle des Antilles ne s’est jamais dissipé. Elle y a pourtant vécu quelques mois seulement avec son frère biologique Bernard, avant qu’ils soient adoptés tous deux par une famille québécoise dans un petit village de Bellechass­e. «Ma mère biologique y est retournée quelque temps après qu’on y a été placés. On lui a dit: “Tes enfants sont partis, tu ne les reverras plus jamais.” » Comme plusieurs autres parents en Haïti (voir autre texte), de «bons samaritain­s » l’avaient convaincue qu’une vie meilleure attendait sa fille dans un pays du Nord. «On m’avait toujours dit que ma mère était très pauvre», expose-t-elle. La raison officielle de l’adoption n’était pas fausse, mais elle masquait une autre vérité.

Christine pointe une petite tache blanche dans son oeil : « J’étais malade. On lui a dit qu’elle devait me laisser partir pour me sauver. Que je recevrais des soins et une éducation ailleurs. Et que je reviendrai­s. » Elle laisse tomber ces derniers mots comme une bombe.

Chacune des syllabes marque le choc d’apprendre, à 33 ans, que sa mère biologique, Annacile Garçon, n’avait en fait jamais donné son consenteme­nt éclairé à l’adoption. Christine avait longtemps détesté cette mère de l’avoir abandonnée: «J’ai l’impression que je m’étais interdit une relation d’amour avec ma mère [adoptive] Lucette. J’imaginais que toutes les misères du monde étaient dues à l’adoption.»

« J’imaginais que toutes les misères du monde étaient dues à l’adoption Christine Thérien J’ai eu des réponses à mes questions Bernard Thérien, au sujet des retrouvail­les avec sa famille biologique

Refaire le chemin inverse

Partir à la quête de ses origines a toujours semblé une évidence pour la mère de famille. Et en même temps, elle entretenai­t une forme de déni que ce soit possible : «J’avais lu un article où une femme avait retrouvé sa famille sur Facebook. Je me disais : “Comme si c’était facile !” J’étais tellement frustrée. Je bloquais en me disant que c’était juste une façon de nous vendre Facebook. » Elle en rit aujourd’hui, mais se rappelle leurs pleurs qui l’ont envahie le 1er novembre 2016.

Elle avait alors peu d’informatio­n sur sa famille biologique. Mais trois noms de famille connus de son entourage — celui de sa mère, de son père décédé et d’un oncle haïtien (qui a aussi donné une fille en adoption au Canada) — l’ont aidée à remonter le fil de ses origines.

Les mains moites et tremblante­s, Christine se reconnaît d’abord pour la première fois dans la femme qui apparaît en photo sur Facebook. « J’ai tellement voulu m’effacer que je ne vois même pas ma ressemblan­ce avec mes enfants. Et là, je me vois en personne dans une photo. » Difficile en effet de s’identifier à son entourage de Saint-Léon-de-Standon, un petit village des collines de Bellechass­e. Sa couleur de peau la renvoie sans cesse à son image d’étrangère, malgré sa filiation forte à sa famille québécoise.

La ressemblan­ce physique avec cette femme la chavire: elle adopte un ton impersonne­l pour contacter celle qui s’avérera être sa soeur, et deux cousins. «Mon côté prudent me disait que je ne voulais pas tomber sur une fraude. Je faisais comme si je voulais juste de l’informatio­n sur un couple dans les années 1980. »

Le lendemain, son cousin lui répond, se disant convaincu qu’elle est Christine, malgré le nom de profil Facebook fictif derrière lequel elle se cache. Son message est tellement détaillé que la jeune femme ne doute plus qu’il s’agit de sa famille biologique. Parmi ces détails, un seul la persuadera de faire le voyage: sa grand-mère maternelle — la seule dont le visage lui est resté en mémoire — est toujours en vie.

Recoller les morceaux

Moins de deux mois plus tard, quand, avec son frère, elle reprend l’avion pour la première fois depuis leur adoption, elle entre «en mode survie ». Bien au courant des conditions socioécono­miques en Haïti, elle n’avait pas idée de la pauvreté de sa famille biologique : «Je me disais: “Ils ont Internet après tout.” Mais dès que j’ai mis les pieds à Titanyen [le village où elle est née], je voyais juste Vision mondiale. J’avais l’impression d’être dans le village le plus pauvre d’Haïti. » Entre les morceaux raboutés de tôle, les latrines communes, l’absence d’électricit­é et la faim de ses neveux, Christine se défait difficilem­ent de son sentiment d’abandon.

La maison d’Annacile Garçon n’a pas changé depuis 26 ans. Au point où la couleur des murs fait jaillir de premières réminiscen­ces dans l’esprit de son frère Bernard : «Quand on avait environ sept ans, nos parents [adoptifs] nous avaient demandé de quelle couleur on voulait les murs de nos chambres. J’avais choisi la même couleur que celle de la petite maison de Titanyen. »

De trois ans son cadet, toujours sur les talons de sa « petite maman» durant l’enfance, Bernard a accepté de l’accompagne­r dans ce périple. Il semble avoir une vie intérieure plus sereine et, même s’il n’a jamais sollicité ces retrouvail­les, il ne les regrette pas. «J’ai eu des réponses à mes questions. »

Des réponses, notamment par rapport à l’existence de cette «jumelle fantôme» de Bernard qu’évoquait Christine durant ses premières années au Québec. Une idée progressiv­ement délaissée, puisque les papiers n’en mentionnai­ent rien. Yvanne, rencontrée à Port-au-Prince, est bien née de la même union entre Mme Garçon et Losius Lozia. Sans être la jumelle de Bernard, elle est cette petite soeur restée derrière. Christine sait qu’Yvanne doit l’envier.

Malgré les six mois écoulés depuis ce voyage, elle est encore très prise par toutes ces émotions. Elle a tout de même donné forme au passé et, cette fois, c’est elle qui en fait la narration. «Je veux prendre mon temps, c’est comme si je venais d’accoucher d’une famille au complet», reprend-elle.

Christine et Bernard confient avoir commencé à transférer de l’argent à certains membres de leur famille biologique, en prenant garde de ne pas devenir des pourvoyeur­s. Bernard partage la même prudence que sa soeur, mais fait montre d’un plus grand détachemen­t : «Je les ai connus pendant une semaine en 30 ans. Je comprends qu’ils aient de grands besoins, mais je garde ces montants pour des occasions particuliè­res.»

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PHOTO FOURNIE JACQUES NADEAU LE DEVOIR PHOTO FOURNIE PHOTO FOURNIE Christine, sa tante Octancia et son frère Bernard. Elle était frappée par la ressemblan­ce avec sa tante. Christine Thérien, dans sa maison à Laval, montre une photo des retrouvail­les en décembre 2016. Elle serre sa grand-mère dans ses bras, et son...

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