Le Devoir

De la société distincte à la nation québécoise

- SIMON LANGLOIS Professeur émérite, Université Laval

Dans le livre bleu, Québécois. Notre façon d’être Canadiens, le gouverneme­nt Couillard propose à l’attention du Canada anglais une réflexion bien articulée sur la place du Québec dans le Canada contempora­in. L’émergence de la nation québécoise comme référence nationale refondée à la suite de l’éclatement du Canada français sert de fil rouge au document.

La définition de la nation québécoise reflète bien le consensus qui existe sur la question au Québec. La diversité des population­s qui la constituen­t, l’intercultu­ralisme et la multiplici­té des appartenan­ces sont soulignés, sans oublier l’apport des «Québécois d’expression anglaise». Les liens avec les nations autochtone­s sont reconnus sans passer sous silence le travail encore à faire.

En phase avec les mutations sociales et culturelle­s contempora­ines, la définition de la nation québécoise reflète le processus sociologiq­ue de refondatio­n nationale, un terme qui n’apparaît pas dans le document mais qui résume fort bien le sens donné à la question nationale dans le nouveau millénaire ici et dans d’autres pays comparable­s.

Le concept de nation québécoise est maintenant connu au Canada anglais, notamment à la suite de la motion adoptée par la Chambre des communes le 27 novembre 2006 à l’initiative du gouverneme­nt Harper. Cependant, on peut se questionne­r sur le sens qui lui est donné dans la version anglaise : « That this House recognizes that the Québécois form a nation within a united Canada ». Le vocable «Québécois» fait-il référence aux seuls francophon­es d’ascendance canadienne-française? Plusieurs anglophone­s se réfèrent manifestem­ent à une interpréta­tion assez restrictiv­e et traditionn­elle du mot «Québécois». Le document fait oeuvre de pédagogie en dépassant la vision qualifiée d’ethnique de la nation québécoise qui a cours en certains milieux.

De la société distincte à la nation québécoise

Le document reprend les cinq propositio­ns de l’accord du lac Meech comme bases de prochaines discussion­s constituti­onnelles, mais il abandonne le concept de société distincte et le remplace par la nation québécoise. Ce changement est justifié. La notion de société distincte est porteuse d’une connotatio­n péjorative en anglais et elle avait alimenté l’opposition à cet accord. La reconnaiss­ance constituti­onnelle de la nation québécoise est en phase avec la représenta­tion contempora­ine de la situation québécoise et elle sera bien plus acceptable au Canada anglais.

Le document avance que les tribunaux « interprète­nt déjà la Charte des droits et la Constituti­on d’une façon qui tient compte du rôle distinctif du Québec dans la protection et la promotion de son caractère francophon­e». Cette interpréta­tion de la cour se fonde sur la situation de vulnérabil­ité des francophon­es, un argument cependant fragile qui n’est pas équivalent à une clause constituti­onnelle. Ce point est important, car les jugements actuels se fondent sur un diagnostic sociologiq­ue (la vulnérabil­ité) et sur une reconnaiss­ance politique, bref sur des éléments de contexte, pour paraphrase­r Alexis de Tocquevill­e. Or, si le contexte vient à changer, qu’en sera-t-il des jugements à venir et des contestati­ons? D’où l’importance d’avoir dans la Constituti­on une clause interpréta­tive comme celle proposée dans la première condition de l’accord du lac Meech et reformulée dans le livre bleu affirmant «la reconnaiss­ance constituti­onnelle de la nation québécoise ».

Donnons un exemple. L’arrêt Gosselin de la Cour suprême avait confirmé l’interdicti­on pour des parents francophon­es d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, ce droit étant reconnu aux seuls enfants de parents anglophone­s, au nom de l’argument sociologiq­ue de la vulnérabil­ité. Les appelants avaient alors plaidé que l’article 73 de la Charte de la langue française était discrimina­toire à leur endroit. La Cour a statué que l’encadremen­t de l’accès à l’école anglaise visait à protéger la minorité anglophone en lui garantissa­nt des droits, mais a aussi précisé qu’il fallait protéger la majorité francophon­e parce qu’elle était minoritair­e au sein du Canada.

Or, le document du gouverneme­nt précise que le Québec est maintenant une société sûre d’elle-même, prospère, etc. Maints observateu­rs se plaisent à vanter les progrès considérab­les de la société québécoise sur tous les plans. Mais qu’adviendra-t-il le jour où, s’appuyant sur ces lectures optimistes, un juge statuera que la vulnérabil­ité n’est plus démontrée ou que l’accord politique est fissuré? Sans clause interpréta­tive dans la Constituti­on, il sera éventuelle­ment possible de donner prio- rité à la Charte des droits et d’autoriser ainsi la fréquentat­ion des écoles de langue anglaise par les enfants issus de l’immigratio­n ou même par les francophon­es.

Des questions en suspens

Si le document reprend les cinq conditions de l’accord du lac Meech — en ayant soin de remplacer la référence à la société distincte —, n’y aurait-il pas lieu d’ajouter une sixième condition portant sur le statut du Québec sur la scène internatio­nale? Le gouverneme­nt fédéral exerce en effet les pouvoirs régaliens en la matière et il paraît nécessaire de préciser la place du Québec sur ce plan. La doctrine Gérin-Lajoie mériterait d’être modernisée et revue à la lumière des changement­s survenus depuis les années 1960.

Ensuite, le livre bleu reconnaît clairement la nécessité de prendre en considérat­ion la participat­ion des autochtone­s au processus de révision constituti­onnelle. L’ouverture est explicitem­ent affichée mais les propositio­ns précises à venir sont encore attendues.

Enfin, le Québec a été appelé à prendre des positions sur les minorités nationales qui ont heurté les francophon­es canadiens. Le problème est bien posé dans le document, mais la référence à l’asymétrie nécessaire en la matière gagnerait à être mieux argumentée.

Le gouverneme­nt Couillard propose aux Canadiens d’ouvrir une réflexion sur l’avenir. La réponse attendue n’est certes pas celle lancée cavalièrem­ent par le premier ministre du Canada dans un escalier du parlement, sans avoir lu le document.

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