Le grand écart stylistique
Unies dans leur différence, Youn Sun Nah et Lizz Wright partagent la même intuition pour le jazz vocal
Le Festival international de jazz de Montréal ne consacre pas de série de concerts consacrée au jazz vocal cette année, mais deux chanteuses invitées nous permettront de mesurer toute la richesse de cette discipline. De la précision technique époustouflante de la Sud-Coréenne Youn Sun Nah, imprégnée de la culture jazz européenne autant que de la musique classique, au timbre profond de l’Américaine Lizz Wright, bercée par les chants gospel de son enfance, c’est le grand écart stylistique. Regard sur le jazz vocal moderne par portraits croisés, en cette année du centième anniversaire de naissance d’Ella Fitzgerald.
«J’admire Ella Fitzgerald pour deux raisons principales,
explique Lizz Wright. D’abord, elle irradiait d’une énergie joyeuse. Elle exprimait son génie de manière rassembleuse, invitante et amusante. Puis, elle chantait avec versatilité et intelligence: elle était suprêmement innovatrice, tout en demeurant très accessible. Elle pouvait à la fois ravir les académiciens, les musiciens de l’élite et les enfants, seulement par sa manière si joyeuse de chanter.»
C’était vrai lorsque Fitzgerald était des nôtres, ça l’est toujours aujourd’hui, le jazz est une belle manière de parler de
nous, de nous interroger, dit Wright en citant Nina Simone: «Le devoir d’un artiste, en ce qui me concerne, est d’être le reflet de notre temps.» Un devoir qui incombe peut-être mieux au chanteur, puisque « la voix
est le seul instrument [de l’orchestre jazz] qui transmet le message» de la chanson, note la Coréenne Youn Sun Nah.
Lizz Wright: «Ella Fitzgerald avait une manière de dire le texte qui rendait l’histoire et la poésie immédiatement touchantes: on ne fait pas que l’écouter chanter, on plonge au coeur de la chanson. J’imagine que c’était le rêve de tout auteur-compositeur, d’entendre son oeuvre interprétée par une artiste comme elle…»
Deux univers, une seule musique
Originaire de l’État de la Géorgie, partageant aujourd’hui son temps entre l’Illinois (Chicago) et la Caroline du Nord, Lizz Wright a fait mouche sur la scène dès son premier album,
Salt, paru en 2003 chez Verve — quatre autres sont parus depuis, un cinquième, Grace, sera dévoilé en septembre sur étiquette Concord. Sa force est tranquille, son timbre chaleureux, son chant mat possède le secret d’évoquer les sentiments les plus précieux. Dans la famille, tout le monde chante — à l’église beaucoup, son papa est pasteur. L’héritage du gospel, le code génétique du blues, la tradition des grandes voix du jazz, du R&B et de la soul ont formé la chanteuse de 37 ans.
À l’autre bout du monde et de dix ans son aînée, Youn Sun Nah apprivoisait le jazz d’une manière complètement différente. Elle est issue d’une famille de musiciens classiques; son père a fondé le Choeur national de Corée, alors que sa mère, cantatrice, s’illustrait au registre de la comédie musicale. Elle hérite ainsi d’un souci du détail, d’une minutie épatante dans l’interprétation, dans la justesse du ton et des intonations qui laisse l’impression d’entendre une musicienne en totale maîtrise de son instrument. «Je ne suis pas certaine que l’on puisse encore innover en chant jazz aujourd’hui, mais lorsque j’écoute Ella Fitzgerald, je trouve ça encore très novateur. »
«Avant de commencer mes études en jazz, mon point de repère, c’était la musique classique, raconte Sun Nah, rejointe dans sa campagne coréenne. J’ai pu développer mes oreilles musicales grâce à mes parents — il faut que les notes soient précises. Bien entendu, deux choses importent: avant tout l’émotion, mais après, la technique. Inconsciemment, c’est comme s’il fallait que je chante comme si je jouais du violon.»
« Je ne savais pas ce qu’était le jazz, c’est un ami musicien qui m’y a poussée, raconte Youn Sun Nah, dans un français impeccable. Il m’a dit : essaie le jazz, c’est l’origine de la musique pop, si tu apprends le jazz, après, tu sauras tout chanter.» C’est en France qu’elle a choisi d’aller étudier, «même pas aux États-Unis, en plus… parce que j’aime beaucoup la chanson française. La première année, je me suis dit: j’ai fait une énorme connerie!» Arrivée tardivement au jazz, elle écoutait les Sarah Vaughan ou Billie Holiday qui ont accompagné Lizz Wright depuis son enfance, «des voix que je ne pourrais jamais imiter, précise la Sud-Coréenne. Je pensais que le jazz, c’était ça. Mes professeurs m’ont corrigée: le jazz, c’est pour tout le monde. Ils m’ont fait découvrir les voix européennes: Norma Winstone — une voix soprano, comme moi —, Maria João. Je ne savais pas que ça pouvait aussi être du jazz… »
Chanter le moment présent
Aussi différentes soient-elles dans leur trajectoire, Lizz Wright et Youn Sun Nah partagent cependant plusieurs facettes de leur métier. La même intuition voulant que le jazz (vocal) demeure pertinent en ouvrant ses horizons au répertoire d’autres styles musicaux. Toutes deux interprètent des chansons des répertoires classique et populaire — sur son plus récent album, She Moves On (sur étiquette ACT), la Sud-Coréenne reprend Joni Mitchell, Lou Reed, Jimi Hendrix…
«Je suis comme une éponge, j’absorbe tout, ditelle en riant. Je suis arrivée au jazz sans aucun stéréotype, aucun préjugé […]. Pour moi, le jazz, ce n’est pas un style, plutôt un état d’esprit, je ne sais pas… La musique appartient à tout le monde. Le jazz, c’est tout, même une personne comme moi qui ne connaissait rien au jazz et qui en chante aujourd’hui.»
Selon Wright, «les artistes sont maintenant moins tenus de devoir représenter un genre, une culture, une institution. Ils doivent seulement s’exprimer, ce qui pose sans doute des défis sur le plan de la mise en marché, à cause de la catégorisation, mais je pense qu’il est plus important d’essayer de décrire ce qu’on ressent face à tel artiste plutôt qu’essayer de la catégoriser. On définit notre art, notre travail, de la même manière qu’on se définit en tant que personne, c’est tout ce qui compte».
«Le public retient d’abord les émotions qu’on leur procure, la technique vocale passe après. Ella Fitzgerald avait compris ça — de surcroît à une époque où elle devait lutter contre les injustices », abonde Wright, qui consacrera une portion du concert qu’elle donnera le 5 juillet prochain au répertoire de la Queen of Jazz.
«Elle était assez forte pour chanter avec grâce dans un pays qui n’avait pas encore assez de jugement pour la reconnaître comme une personne complète, intègre et légitime [parce qu’elle était
Noire]. Ça me porte à réfléchir. Je suis heureuse de n’avoir pas à subir tout ça; or, ça montre à quel point son esprit, son intelligence et ses décisions étaient importants. Et c’est bon pour moi de réfléchir à ça aujourd’hui, d’autant que je considère que c’est par les arts qu’on peut s’adresser à l’intelligence et à la sensibilité des gens. » Youn Sun Nah sera en concert dans la série Jazz Beat au Monument-National le 28 juin, à 20 h ; la chaîne Mezzo Live HD retransmettra en direct la performance. Lizz Wright chantera le 5 juillet, 20 h, toujours au Monument-National et dans la série Jazz Beat.