Dylan au temps des honneurs
Qu’est-ce qui explique la passion de His Bobness pour le Great American Songbook et le jazz ?
Belle ironie, le plus célébré des poètes de la chanson d’auteur a empoché le Nobel de littérature au moment où il ravive le répertoire des crooners jazzy. Regard sur ses plus récents louvoiements, au moment où il revient à Montréal.
L’histoire ne se répète pas, elle renchérit. En 2007, le Festival international de jazz de Montréal, qui présentait Bob Dylan à la salle WilfridPelletier de la Place des Arts, en profitait pour lui décerner son plus prestigieux symbole d’excellence, le Spirit Award. D’ordinaire, plus qu’honorés, les lauréats se prêtent à une petite cérémonie de remise — la moindre des politesses —, remercient du fond du coeur, on enlève le podium et ils font leur spectacle. Au minimum, l’affaire a lieu presque privément dans le petit salon adjacent à la scène, avec les médias, un « photo op » et c’est tout.
His Bobness, lui, n’en avait rien à cirer, du Spirit Award. Il n’est sorti de son autobus de tournée que pour le spectacle, et il était reparti alors que les gens l’acclamaient encore. «Elvis has left the building», façon légende vivante. Avait-on dû lui envoyer le trophée poste restante? A-t-on lancé l’objet à un assistant? Les versions de l’anecdote divergent. Qu’importe. Toujours est-il que notre vénéré troubadour a encore fait la mauvaise tête quand vint le temps d’accepter le prix Nobel de littérature, récompense hors de l’ordinaire. Non seulement a-t-on eu droit l’automne dernier à une valse-hésitation de la part de l’impayable Zimmy 1er (Bob Dylan est né Robert Zimmerman, faut-il rappeler), mais notre héros se sera fait désirer jusqu’au bout par l’académie suédoise. Il se fendit finalement du discours requis pour empocher les 900 000$ assortis au Nobel. Le 2 avril, une petite cérémonie privée eut lieu.
Jamais là où on l’attend
Insaisissable génie pour ses millions d’indéfectibles, je-m’en-foutiste un brin mystificateur pour certains observateurs (une controverse court voulant que le discours paraphrase ça et là quelques essais genre digests pour étudiants pressés d’en finir), Dylan n’est jamais là où on l’attend et continue de résister aux exégètes les plus tenaces. On aura noté l’ironie : il obtient le Nobel de littérature pour son oeuvre de poète de la chanson, alors qu’il aligne les albums d’interprétations de chansons d’autrui, en l’occurrence les maîtres paroliers et compositeurs de ce qu’on appelle le Great American Songbook, de Young at Heart à Stardust, en passant par As Time Goes By et autres Sentimental Journey. Permettez la phrase bilingue: « the times they are » non seulement changeants, mais un peu déroutants. Comme s’il faisait exprès.
Ironie supplémentaire: dans le spectacle qui ramène Dylan à Montréal le 30 juin au Centre Bell, il pourrait bien se trouver un bon nombre de ces immortelles de la chanson jazzy des crooners des années 1930 à 1960 (j’arrondis): on ne peut pas présumer de la liste proverbialement imprévisible de son programme, mais le fait est que ces derniers temps, l’auteur-compositeur a interprété sur scène les Stormy Weather (le grand succès de Lena Horne), All or Nothing at All (associée à Frank Sinatra), That Old Black Magic (popularisée par Louis Prima et Keely Smith), et même Les feuilles mortes de Prévert et Kosma, version Autumn Leaves. Drôle de penser qu’au moment du Spirit Award du FIJM, il n’y avait pas la moindre mesure jazzy dans son spectacle.
Pourquoi cette passion pour le Great American Songbook et le jazz? Les entrevues de Dylan ne courent pas les rues, l’homme n’aime pas se justifier. Quelques pistes sont fournies dans le premier volume de ses Chronicles, parcellaire autobiographie parue en 2004. Il y décrit la forte impression que lui fit la rencontre de John Hammond, le grand dépisteur de talent neuf chez Columbia, fin 1961: « Il avait découvert les artistes dont la musique avait fait résonner la vie en Amérique.» Et Dylan de nommer «Billie Holiday, Teddy Wilson, Charlie Christian, Cab Calloway, Benny Goodman, Count Basie, Lionel Hampton». On imagine mal notre Zimmy ébahi, mais il l’était ce jour-là. « J’avais peine à croire que j’étais éveillé quand j’étais assis dans son bureau. »
Sa passion pour les écrivains de la Beat Generation avait forcément pour trame sonore leur musique d’élection. «Les Beats toléraient le folk, mais ils n’écoutaient que du modern jazz, du bebop.» Et Dylan d’évoquer l’effet que lui firent les grandes ballades jazzy Stormy Weather, The Man That Got Away, Come Rain or Come Shine. «Woody Guthrie était le maître de mon univers, mais je n’ai jamais pu échapper à l’intense impression de solitude qui se dégageait des chansons d’Harold Arlen [à qui l’on doit The Man That Got Away, Somewhere Over the Rainbow]. Jamais je n’aurais osé chanter ses chansons. Ce n’était pas dans mon script, ni dans mon avenir. »
Et pourtant, une douzaine d’années plus tard, il enregistrait Come Rain or Come Shine, entre autres merveilles d’écriture chansonnière jazzy. Au musicologue Bill Flanagan, en mars, Dylan parlait de Triplicate, le dernier volet (en trois disques) de son immersion chez les crooners. «Pour moi, ces chansons comptent parmi les plus arrache-coeur jamais enregistrées, et je voulais leur rendre justice.» Il ajoute : « Ces chansons concernent l’homme de la rue, l’homme ordinaire. Peut-être que cet homme-là est un fan de Bob Dylan, peut-être pas. » Plus loin : « Quand j’étais dans la vingtaine, je sentais déjà que ces chansons n’étaient pas nostalgiques, qu’elles parlaient au présent de la condition humaine, mais
«
Quand j’étais dans la vingtaine, je sentais déjà que ces chansons n’étaient pas nostalgiques, qu’elles parlaient au présent de la condition humaine, mais elles étaient hors de ma portée. Je n’avais pas assez vécu. Aujourd’hui, quand je les chante, je ne les interprète pas. Ces chansons parlent de ma vie d’homme. Bob Dylan au musicologue Bill Flanagan à propos de Triplicate
elles étaient hors de ma portée. Je n’avais pas assez vécu. Aujourd’hui, quand je les chante, je ne les interprète pas. Ces chansons parlent de ma vie d’homme. Mes propres chansons ne parlent pas mieux de moi, peut-être moins bien. Quand je chante As Time Goes By, je ne suis pas un acteur qui joue un rôle. »
On le croit. Bob Dylan n’a peut-être jamais été aussi transparent, émotionnellement, que dans Melancholy Mood ou All or Nothing at All. Si seulement le Nobel avait pu aller, posthume, à Herman Hupfeld, l’auteur-compositeur d’As Time Goes By. BOB DYLAN AND HIS BAND Au Centre Bell le 30 juin, dans le cadre du FIJM.