Le Devoir

Les pérégrinat­ions picaresque­s de Marie Larocque

L’autre Jeanne éloigne la famille pour la rendre plus facile à aimer

- DOMINIC TARDIF Collaborat­eur

«Mais est-ce qu’on peut haïr quelqu’un qu’on aime parce qu’il a fait du mal à d’autres?» se demande Jeanne, l’intrépide héroïne de Marie Larocque révélée dans Jeanne chez les autres (Tête première, 2013). La question traverse d’une couverture à l’autre, à divers degrés, le troisième livre de l’écrivaine nomade: comment ne pas détester ceux qui nous renvoient sans cesse au visage le miroir de ce que nous pourrions devenir?

La réponse, c’est qu’il est parfois beaucoup plus facile d’aimer sa famille lorsqu’on peut la tenir à distance, et l’imaginer, à travers la littératur­e. «J’aime ça, écrire sur elle. Ça la fait vivre dans ma tête un petit moment, c’est toujours réconforta­nt», observe Jeanne dans son journal, au sujet de sa marraine, depuis la France.

Elle s’en allait ce matin-là manger deux oeufs bacon au resto. Elle s’accrochera les pieds dans l’irrésistib­le publicité d’une agence de voyages: aller simple pour Paris à 159$. Nous sommes en 1988 et la nécessaire virée européenne n’est pas encore forcément dans tous les milieux, surtout pas celui de Jeanne, le rite de passage à l’âge adulte qu’il est aujourd’hui devenu. La jeune femme laisse derrière elle à Montréal une mère inquiète comme seules les mères peuvent l’être. Elle laisse aussi à la poste le manuscrit d’un récit autobiogra­phique inspiré de ses années en centre d’accueil intitulé Marie chez les autres, amusant clin d’oeil de l’auteure. «Jeanne Fournier, c’est moi», semble-telle ainsi subtilemen­t nous signaler.

«Un autre livre sur eux autres»

En alternant entre des passages consacrés au journal de voyage de Jeanne, qui bourlingue en France, en Suisse, en Espagne ou en Allemagne, et la chronique de la petite vie de sa mère et de ses soeurs à Montréal, Marie Larocque réfléchit essentiell­ement à l’impossibil­ité de réellement fuir sa famille.

Malgré ses picaresque­s pérégrinat­ions, occasions constammen­t renouvelée­s de nouer des amitiés ou de devenir la victime des plans malfaisant­s de ceux qui ne cherchent qu’à l’arnaquer, c’est toujours ses soeurs (plus ou moins haïssables), son impayable tante Georgette, son grand-père agresseur ou son petit voyou de père qui pourchasse­nt Jeanne en pensée.

Pourquoi écrit-elle autant pendant son périple ? « Je continue parce que ma famille, j’ai beau l’avoir laissée sur l’autre continent, je la sens encore dans ma gorge. J’ai pas terminé de la cracher. Je sais d’ailleurs pas pourquoi je parle autant de mon voyage, c’est un autre livre sur eux autres que j’écris, pas un road trip .»

Le train, fiable mais plate

Toujours empathique, Marie Larocque n’épargne jamais ses personnage­s, sans pour autant les ridiculise­r. Il a bien sûr un efficace effet comique à créer autour de l’ignorance de sa narratrice, dont elle ne se prive pas. Reste que, même lorsqu’elle accompagne Jeanne au Louvre — ce « gigantesqu­e album photo de personnes que tu connais pas» —, l’écrivaine s’applique surtout, en filigrane, à témoigner de la collision bellement houleuse entre l’émerveille­nt d’une fille des quartiers populaires et une planète dont elle peine encore à mesurer la vastitude.

Sans éviter les clichés du voyage packsack qui transforme le regard sur l’existence, Marie Larocque rappelle que, sans nous condamner, notre classe sociale définit pour toujours notre rapport au monde, quoi qu’en disent les chantres d’une droite pour qui l’effort permettrai­t de triompher de tout. Et puis, de toute façon, la richesse n’est souvent qu’une question de perspectiv­e. «Si je possédais des millions, je continuera­is de faire du pouce. Le train, c’est fiable et confortabl­e, mais c’est plate.» L’AUTRE JEANNE

Marie Larocque VLB Montréal, 2017, 248 pages

« Les p’tites choses d’une vie, comme sacrer son camp, changer de job ou de mari, ça se fait facilement. Tu te couches un soir ici, tu te lèves le lendemain là. Ça se fait juste en le faisant. Boum! C’est fait. C’est toujours plus facile que de s’acharner à creuser un trou qui mène nulle part et qui finit par nous enterrer.»

L’autre Jeanne

Extrait de

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Toujours empathique, l’auteure n’épargne jamais ses personnage­s, sans pour autant les ridiculise­r.
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