Le poids des mots
Philippe Girard s’amuse avec la langue pour déjouer les angoisses existentielles
Il faut se méfier du pouvoir des mots, mais encore plus de la force des expressions qu’ils peuvent forger. Voilà en substance la morale du Couperet (Mécanique Générale) — s’il devait y en avoir une —, nouvelle incursion bédéesque de l’auteur polymorphe Philippe Girard qui s’amuse ici avec l’image, le dessin, le cadrage et… la langue.
L’étrangeté se fait délicieusement cuisiner dans ce récit à tiroirs qui s’ouvre sur la réunion de quelques huiles du « cercle Jung » dans une salle privée du restaurant Le couperet pour discuter d’un cas particulier, celui d’un homme que l’on a retrouvé démembré dans la rue, à côté d’un carnet relatant sa vie. Il était amoureux d’une femme, mais avait peur de lui déclarer sa flamme. Il était aussi vieillissant et troublé par l’effet de la fuite du temps sur son corps. Et tout cela a fini par mettre son existence en morceaux, au sens propre.
Sans queue ni tête? Loin de là, puisque, sur une centaine de pages, on retrouve toute une tête, celle de l’auteur de Rewind et de La mauvaise fille avec son esprit ludique et raffiné. Il y a aussi un maîtrequeux dans sa cuisine exécutant des recettes d’une violence particulière en guise d’intercalaire de cette histoire rocambolesque où le sens premier des mots vient déconstruire une réalité. Au sens propre. C’est parce qu’il a voulu jeter un oeil sur des alliances dans une bijouterie que tout a commencé, pour ne jamais vraiment finir.
Habile raconteur de destins marqués par l’improbable, Philippe Girard poursuit ici sa quête de sens au coeur d’une humanité habitée par des doutes et des angoisses que l’absurde arrive parfois à mieux révéler. Et il le fait en laissant son trait le conduire aux confins du surréalisme, tout comme de l’art visuel dans plusieurs planches qui n’hésitent pas à convoquer subtilement des présences: celles de Miró, Calder, Warhol, pour ne citer qu’eux.
Dans Le couperet, il y a quelque chose de malicieux avec un découpage et une structure narrative qui se dévoile morceau par morceau — forcément — pour mieux mettre en relief les limitations que l’on s’impose et remettre en question tous ces handicaps que l’on s’invente pour être sûr de ne jamais aller au bout de nousmême. Le projet est un peu taquin, mais laisse surtout le caractère divertissant du dessin atténuer cette autopsie de la psyché humaine et des paradoxes qui donnent de la texture à la condition humaine. LE COUPERET ★★★1/2 Philippe Girard Mécanique générale Montréal, 2017, 108 pages