Le Devoir

Nous, nos souliers…

- MAYA OMBASIC

Dans le récent numéro de la revue L’Inconvénie­nt consacré au populisme, Geneviève Letarte rend hommage à Léonard Cohen, nous rappelant combien nous avons collective­ment pleuré sa disparitio­n. Mais quelle partie de nous a pleuré Leonard au juste? C’est cette communauté en profondeur, l’autre visage du peuple qui a défilé devant la maison du poète, moins laid que la peur de l’autre et le repli sur soi.

Grâce à ses chansons, nous appartenio­ns à quelque chose de plus noble et de plus grand, ce quelque chose d’indéfiniss­able qui chuchote à nos oreilles scellées cette phrase que l’on crève unanimemen­t d’envie d’entendre : Dance me to the end of love… Puis, difficile de ne pas rendre hommage à ce génie qui décide de mourir le 7 novembre, un jour avant la victoire improbable de Donald Trump, afin de quitter la scène avec classe, en fredonnant avec son air misérieux mi-nargueur «Democracy is coming to the USA», mais afin surtout de donner au poète le dernier mot.

«Le poétique est le fondement du politique. Le poétique nourrit nos imaginaire­s de ce que l’homme a de meilleur », disait récemment Patrick Chamoiseau en entrevue au Devoir au début du mois de juin. C’est pourquoi on a vu tant de Montréalai­s venir rendre hommage au phare Léonard.

Parmi eux, j’ai aperçu une femme portant le hidjab, venue elle aussi rendre hommage à ces êtres spéciaux en mesure d’entendre toutes les solitudes. Sa solitude est grande parce que, dans la cacophonie politique sur la charte des valeurs québécoise­s, elle ne reconnaît plus «son pays», devenu si soudaineme­nt méfiant et hostile. «Ce n’est plus le Québec qui m’a accueillie, dit-elle. Que s’est-il passé au juste pour que je ne me sente plus chez moi, mon seul chez moi?!»

Puis, elle me parle d’un autre de ses poètes préférés, Félix Leclerc, pour qui, un jour, elle s’est rendue sur l’île d’Orléans, afin de vérifier si c’était vrai que les gens déposaient sur sa tombe des souliers. «J’en ai apporté une belle paire, moi aussi, que j’ai laissée sur sa tombe»,

ajoute-t-elle.

L’ultime demeure

Ce jour-là, j’ai laissé la femme au hidjab en train de prier devant la maison du poète et je suis rentrée chez moi avec le désir d’entendre simultaném­ent Leonard et Félix. Du fond de leur voix ancienne, j’ai entendu le même désir, celui dont parlait déjà le sage Homère: avoir un lieu sur terre où on se sent suffisamme­nt chez soi pour désirer y demeurer pour l’éternité.

Jacques Parizeau, quelques mois avant de mourir, en entrevue avec Mélanie Loisel pour son grandiose livre qui vient d’être réédité Ils ont vécu le siècle: de la Shoah à la Syrie (éditions de l’Aube), parle lui aussi d’un chez-soi irrévocabl­e, un seul endroit au monde qu’on peut appeler «chez moi», malgré la peur collective d’habiter entièremen­t ce lieu unique.

Le chez-soi de Léonard, c’était Montréal. C’est pour ça qu’il est venu se faire enterrer en cachette sur son île. Félix Leclerc aussi a choisi son île d’Orléans, où les gens viennent, selon Raymond Devos, lui apporter un bouquet de souliers. Cette anecdote est tendrement rapportée par la fille du poète, Nathalie Leclerc, dans un livre lumineux et indispensa­ble qu’elle consacre à son père, La voix de mon père (éditions Lémeac).

On y apprend beaucoup de choses sur le poète, mais surtout sur ce père lumineux, passionné et inspirant. Ce géant a pourtant été un homme discret, modeste à l’os, toujours surpris du regard admiratif des autres sur lui, le sien étant tourné vers les étoiles qu’il essayait de décrocher afin de libérer le soupir de la terre, année après année.

Fuyant le brouhaha du monde politique, surtout après la fin des illusions, il était devenu cette terre qu’il aime, ces chênes inébranlab­les devant notre demeure, son camp du bout de notre monde. Il a surtout laissé à sa fille et à son peuple le désir de se sentir chez soi et de se défaire de cette peur de vivre.

Est-ce pour cela qu’à la mort de chaque grand poète, on a soudaineme­nt peur de vivre? Le deuil du poète-père-géant s’atténue pour Nathalie Leclerc avec la filiation quand, dans les yeux de son nouveau-né, elle entrevoit une impression d’Origine et quand, au bout de longues décennies de maturation, la lumière de l’écriture scintille sous la grisaille.

Pour le commun des mortels demeurent les paroles et les chansons des poètes, celles qui font vibrer en nous les cordes sensibles et exigent qu’on prie en silence devant la maison de Leonard, qu’on apporte un bouquet de souliers sur la tombe de Félix et qu’on appelle Jacques Parizeau un politicien poétique parce que, qu’on l’aime ou pas, il était rêveur et idéaliste, qualité plutôt rare en politique de nos jours, où la dictature de l’économie omet les autres façons d’être au monde.

Alleluia et le néant

Une jeune Française en tournage d’un documentai­re sur les écrivains en exil ayant choisi Montréal me demande à partir de quel moment on se sent vraiment Québécois. À partir du moment où on refuse le préfixe de néo-Québécois, parce que ça rime phonétique­ment avec le néant, et à partir du moment où Leonard et Félix allument simultaném­ent à l’intérieur de nous le même feu sacré. Mais surtout à partir du moment où on est fier de vivre et d’appartenir à une société distincte où, collective­ment, on ressent le besoin, malgré la tentation, de ne pas importer la peur de l’autre et les trumpismes ambiants.

Un jour, deux missionnai­res offrent à Félix Leclerc une bible. Il leur chuchote, avec la classe et le respect qui définit le nous en train de pleurer Leonard : «Vous me dérangez, j’étais en train de prier. » Accrochons­nous à nos poètes pour ne pas tomber dans la haine de l’autre et le mauvais côté du populisme, afin de ne pas souffler sur les pommiers en fleurs, et permettons à chacun d’exprimer le besoin vital de se sentir chez soi, qu’il soit de celui-ci ou de l’autre monde.

Allez, mettez vos souliers, sortons célébrer ensemble la Saint-Jean et la fin du ramadan sur l’air d’Alleluia de Leonard Cohen. Et surtout, ne laissez personne gâcher notre spécificit­é poétique par les sons dissonants du politique, qui aurait désespérém­ent besoin de plus de poètes dans ses rangs. Ça risque d’être long, So long , Félix…

Pour le commun des mortels demeurent les paroles et les chansons des poètes disparus

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NICOLAS MAETERLINC­K / BELGA / AFP Leonard Cohen en concert en Belgique en août 2012
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