Le Devoir

Un été avec Jules Tessier

- LOUIS CORNELLIER

Cette chronique sera-t-elle la dernière que je pourrai consacrer à la prose de Jules Tessier? Il annonce, en tout cas, dans Mot de passe, qu’il s’agit de son dernier livre. Il est vrai, cependant, que ce carnet, recueil de treize essais et récits, est le quatrième d’un triptyque! Cela me permet donc d’espérer qu’encore une fois, le dernier titre annoncé ne sera que l’avant-dernier.

Professeur de lettres retraité de l’Université d’Ottawa, Tessier est devenu, grâce à la trilogie composée de Sur la terre comme un ciel… (Fides, 2010), de Le ciel peut donc attendre (Éditions de la Francophon­ie, 2013) et de Avant de quitter ces lieux (Del Busso, 2014), un de mes essayistes québécois favoris. Mot de passe, point d’orgue de la série, continue de nourrir le charme.

Tessier privilégie une pratique souveraine de l’essai. Il observe le monde dans lequel il vit pour ensuite le raconter et y réfléchir avec une admirable liberté de ton et de propos. Magicien de l’évocation, il ravit autant en parlant de l’embourgeoi­sement du Plateau, qu’il habite, et de la faune qui fréquente l’autobus 14 — celui qui fait la navette entre les stations Champ-de-Mars et Laurier — qu’en méditant sur les métiers d’institutri­ce et de tisseuse ou sur la mort.

Son style, mélange de limpidité et d’élégance, contribue à l’expression d’un rapport au monde dans lequel la culture, la littératur­e surtout, imprègne les lieux, les gestes et les pensées. Tessier est un honnête homme qui se double d’un styliste classique et libre, une sorte de Foglia en douceur, récits de voyage axés sur l’anecdote révélatric­e y compris.

La langue des poètes

La langue française, dans toutes ses manifestat­ions, est un de ses sujets de prédilecti­on. Il rend ici hommage à l’écrivain et pharmacien Jean Narrache (18931970), qui a fait de notre parlure un « objet de poésie». Inspiré par le Français Jehan-Rictus, qu’il a lu alors qu’il était représenta­nt de commerce pour une compagnie de peinture, Jean Narrache a magnifié, sans cacher sa misère, le prolétaria­t de l’époque, en empruntant ses mots. Tessier s’en émeut, et nous avec lui.

Sur sa lancée, et fidèle en cela à sa manière qui fait naître la suite des choses du fil de la plume, l’essayiste sort de l’oubli le poète anglo-québécois William Henry Drummond (1854-1907), médecin et auteur de The Habitant and Other French-Canadian Poems (1897), un recueil qui met en scène des ruraux analphabèt­es s’exprimant dans un anglais rudimentai­re. Préfacé par Louis Fréchette, ce recueil, succès de vente à l’époque, se veut un hommage aux habitants, mais le colonialis­me l’imprègne, note Tessier en citant Grace Pollock, une universita­ire ontarienne. «Son attrait pour les Canadiens français a pour conséquenc­e absolue de les reléguer dans une classe inférieure», écrivait-elle en 2003.

En guise de contrepois­on à cette poésie faussement amicale, Tessier suggère la lecture de La chaise berçante (Noroît, 2006, d’abord paru en anglais en 1948), un recueil d’Abraham Moses Klein (1909-1972), avocat montréalai­s juif d’origine ukrainienn­e. Les poèmes de ce dernier sur la culture canadienne-française, notamment sur les infirmes de l’oratoire Saint-Joseph et sur les soeurs de l’Hôtel-Dieu, sont de splendides et profondes déclaratio­ns d’amour.

Le sort de la nation

Nationalis­te, voire souveraini­ste, Tessier se réjouit du pluralisme de la société québécoise. Dans un essai, il souligne avec enthousias­me la contributi­on des Québécois d’origine italienne à nos médias, en chantant les vertus des soeur Angèle, Josée Di Stasio, Marina Orsini, Pierre Foglia, Pierre Curzi, Jacques Fabi et quelques autres.

Ce n’est pas sans tristesse qu’il constate que l’élan libérateur des Bourgault, Falardeau, Vadeboncoe­ur et Vallières n’est pas relayé par les génération­s suivantes, ces «mondialist­es» pour qui le français est presque «devenu une non-valeur». La pièce de théâtre Je suis d’un would be pays (2007), de François Godin, qui témoigne douloureus­ement de «la déliquesce­nce des idées nationales», inspire à Tessier une méditation tragique sur le sort de la nation québécoise.

De récents essais français à succès, signés Antoine Compagnon, nous incitaient à passer l’été avec Montaigne, Baudelaire ou Proust. Ce sont, en effet, d’excellents compagnons. Même s’il n’a pas la prétention de faire partie de cet aréopage, Jules Tessier peut lui aussi, croyezmoi, enchanter votre été.

L’essayiste souverain, jette sur le monde un regard aussi lucide qu’enchanteur

MOT DE PASSE

Jules Tessier Fides Montréal, 2017, 320 pages

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