Le Devoir

Feu vert à un décret migratoire « allégé »

La Cour suprême offre une victoire à Trump, en réinstaura­nt provisoire­ment sa mesure contestée

- ANNABELLE CAILLOU

Après de multiples blocages, le très controvers­é décret anti-immigratio­n du président Donald Trump a été partiellem­ent remis en vigueur lundi, par la Cour suprême des ÉtatsUnis, en attendant que le dossier soit examiné en audience en octobre prochain.

Cette deuxième mouture du décret, bloquée par les tribunaux de premières instances et en Cour d’appel plus tôt cette année, interdit temporaire­ment l’entrée sur le sol américain des ressortiss­ants de six pays musulmans — soit la Syrie, la Libye, l’Iran, le Soudan, la Somalie et le Yémen. Sa mise en applicatio­n se fera dès jeudi, mais quelques modificati­ons y ont été apportées par la haute juridictio­n siégeant à Washington.

Ainsi, seules les personnes «n’ayant pas établi de relation de bonne foi avec une personne ou une entité aux États-Unis» seront visées par le décret. En d’autres mots, tout citoyen d’un de ces pays qui serait inconnu des autorités américaine­s se verra refuser l’entrée sur le territoire. « Les étudiants acceptés dans une université américaine pourront passer la frontière librement, ainsi que les personnes venant visiter un membre de leur famille vivant aux États-Unis, par exemple», précise Philippe Fournier, chercheur au Centre d’études et de recherches internatio­nales de l’Université de Montréal (CERIUM).

Le ministère canadien de l’Immigratio­n a rapidement indiqué que les citoyens possédant la double nationalit­é et venant d’un des pays visés par le décret n’auraient aucun problème à entrer aux États-Unis. Les autorités attendaien­t toutefois davantage d’informatio­n de la part de leurs homologues américains.

Allégée ou non, cette mesure reste illégale et se base sur une discrimina­tion religieuse en ciblant des musulmans, soutiennen­t les opposants au décret. « L’interdicti­on d’entrée aux musulmans viole le principe constituti­onnel fondamenta­l selon lequel le gouverneme­nt ne peut fa-

voriser ou agir de façon discrimina­toire à l’encontre d’une religion. Les tribunaux ont successive­ment bloqué cette interdicti­on discrimina­toire et indéfendab­le. La Cour suprême a désormais l’occasion de l’annuler définitive­ment», a commenté lundi Omar Jadwat, l’avocat de l’ACLU (American Civil Liberties Union), grande organisati­on américaine de défense des libertés.

Aucune surprise

Cette décision de la Cour suprême n’a rien de surprenant, jugent les experts en politique américaine. Bien que présenté comme impartial, devant essentiell­ement interpréte­r et appliquer les lois, le système judiciaire aux États-Unis n’en reste pas moins très politisé, fait remarquer de son côté Rafael Jacob, chercheur à l’Observatoi­re des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal. «Les opposants du décret ont été très judicieux, car ils ont logé les poursuites dans les districts les plus susceptibl­es de renverser le décret, car plus à gauche, explique-t-il. Mais la Cour suprême fédérale est plus conservatr­ice. C’était certain qu’elle n’allait pas emboîter le pas.»

Les trois juges les plus à droite, Clarence Thomas, Samuel Alito et Neil Gorsuch, ont d’ailleurs indiqué leur opposition au «compromis» annoncé lundi, se disant plutôt en faveur d’une remise en vigueur intégrale du décret.

Aux yeux de Rafael Jacob, cette décision peut être perçue comme une semi-validation du décret par les plus hauts magistrats du pays. « Constituti­onnellemen­t, la Cour suprême n’a pas encore statué sur la validité de la mesure, mais à des fins pratiques c’est tout comme», souligne-t-il.

Puisque le dossier ne sera examiné que cet automne, et que le processus peut prendre plusieurs mois, la décision pourrait paradoxale­ment intervenir après la fin de son applicatio­n. En effet, la mesure est censée toucher les citoyens des six pays concernés pendant 90 jours, et 120 jours pour les réfugiés du monde entier, afin que le gouverneme­nt puisse redéfinir ses procédures de filtrage des arrivants.

Une victoire pour Trump?

Le président américain s’est très vite réjoui de cette décision, la qualifiant de «victoire nette pour [la] sécurité nationale [du pays] ». «En tant que président, je ne peux laisser entrer dans notre pays des gens qui nous veulent du mal», a-t-il ajouté.

«C’est un succès politique pour Donald Trump, reconnaît Philippe Fournier. Et ça tombe plutôt au bon moment pour lui alors qu’il fait face à différente­s difficulté­s ailleurs, comme l’enquête sur ses éventuels liens avec la Russie. » Cela renforce l’idée qu’une partie de son programme politique, surtout en santé et en immigratio­n, commence à progresser, d’après lui.

Rafael Jacob considère quant à lui que cette victoire ne revêt qu’un caractère symbolique, «tout comme une défaite l’aurait aussi été». «Je ne veux pas minimiser cet enjeu, mais le décret a une portée très limitée puisqu’il ne vise que certaines personnes et qu’il est temporaire. En terme d’impact, la loi pour abolir Obamacare a une portée gigantesqu­e et pourrait toucher des centaines de milliers d’Américains sur le long terme», soutient-il.

La validation ou non du décret, dans quelques mois, n’en sera pas moins lourde de conséquenc­es, croit Philippe Fournier, du CERIUM. « C’est possible qu’on valide la forme actuelle, quelque peu modifiée, et que ce soit reconduit.»

Le chercheur se dit surtout curieux de voir si la Cour d’appel prendra en compte dans son analyse les propos que Donald Trump a pu tenir au sujet des musulmans avant et pendant la campagne électorale. Il rappelle que, dans chacun des revers que les juges lui ont infligés, la rhétorique anti-musulmane du président américain a beaucoup pesé dans la balance, d’autant plus qu’il ne l’a jamais clairement reniée. «Si la Cour suprême donne le même poids à cette argumentat­ion, on pourrait assister à un vrai renverseme­nt de situation », ajoute M. Fournier.

Contestati­on à venir

Philippe Fournier s’attend à ce que les opposants au décret continuent leur lutte de plus belle dans les semaines à venir. Il se questionne néanmoins sur l’ampleur réelle que prendra cette résistance de la société civile.

Fin janvier, la première version du décret de Donald Trump avait provoqué une importante onde de choc au sein des États-Unis et dans le monde entier. Le pays avait connu manifestat­ion sur manifestat­ion pendant plusieurs jours, ce qui avait créé notamment le chaos dans les aéroports. La mesure avait alors été suspendue.

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TIMOTHY CLARY AGENCE FRANCE-PRESSE Des New-Yorkais sont descendus dans la rue lundi pour décrier l’entrée en vigueur du controvers­é décret migratoire de Donald Trump.

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