Le Devoir

Franglais et insécurité linguistiq­ue

- MARC-ANTOINE GERVAIS Étudiant à la Faculté de droit de l’Université McGill

Selon le premier ministre Couillard, les Québécois seraient « en sécurité et confiants » quant à l’avenir du fait français au Québec. Pourtant, quand le ministre Fournier a exprimé ses inquiétude­s au sujet des communauté­s anglophone­s hors de Montréal, c’est la précarité du français qui s’est trouvée au centre des discussion­s dans la presse. L’anglais, à la fois hégémoniqu­e et attrayant, est souvent étiqueté comme une menace; il alimente l’insécurité linguistiq­ue des Québécois, qui se manifeste particuliè­rement dans les récriminat­ions contre le franglais.

Cette insécurité linguistiq­ue est décrite par la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin (AMBB) dans La langue rapaillée (2015) et La langue affranchie (2017). L’auteure y relate l’origine de ce sentiment. En 1839, lord Durham dépose son fameux (ou infâme) rapport. Il y propose le gouverneme­nt responsabl­e et l’Union des deux Canada afin d’assimiler les Canadiens français, peuple «ignare, apathique et rétrograde», dépourvu d’histoire et de littératur­e. AMBB explique que l’Acte d’Union de 1840, où les politiques d’assimilati­on entrent en vigueur, rend appréhensi­ves les élites francophon­es quant à l’avenir du français. Elles entreprenn­ent alors un processus d’épuration de la langue en chassant les anglicisme­s et en alignant le français québécois sur le français hexagonal.

Le jugement que porte Tocquevill­e sur la langue des avocats au tribunal, en 1831, donne un aperçu de l’état du français de la petite bourgeoisi­e avant ces interventi­ons. Il note que la langue des juristes manque de distinctio­n et qu’elle est truffée «d’étrangetés et de locutions anglaises » — bref, pardonnez mon anachronis­me, ils s’exprimaien­t en franglais. Force est de constater que l’entreprise de purificati­on des lettrés canadiens a fonctionné, mais c’est au coût d’une illusion transmise de génération en génération: la sauvegarde du français est tributaire de son rapprochem­ent à la norme, au français «correct». […]

AMBB explique que les vitupérati­ons du joual et du franglais par les puristes au nom de la préservati­on du français s’avèrent futiles. En effet, une langue se perpétue si des locuteurs l’utilisent, sans égard à la justesse de leur expression. Par ailleurs, aucun registre de langue n’est intrinsèqu­ement meilleur qu’un autre. Donc, si le registre soigné est imparti d’une plus grande valeur sociale, il ne permet pas pour autant de mieux communique­r. L’utilisatio­n des registres ressembler­ait ainsi au choix des vêtements : le tailleur ou le complet, à l’image du registre soutenu, sont de rigueur à certains événements, mais saugrenus en faisant du sport.

De pair avec la société

Cependant, mon point de vue diverge de celui de la linguiste en ce qui a trait à l’enseigneme­nt de notre langue officielle. Elle entérine le rejet par les jeunes des grands auteurs français : « Ils n’en ont rien à foutre, les jeunes, de Molière et de Voltaire, [et] ils en ont tout à fait le droit!» Les revendicat­ions des élèves tendront souvent vers la simplicité, avec des auteurs qui les maintienne­nt dans leur zone de confort. Y abdiquer produirait des effets délétères.

Les élèves doivent relever des défis afin d’atteindre leur plein potentiel et d’être préparés pour les études supérieure­s. La langue évolue de pair avec la société, et les besoins actuels du langage sont centrés sur l’efficacité, la rapidité, le rendement. L’importance de la langue réside alors uniquement dans le fait de communique­r; elle doit être limpide et pragmatiqu­e; le raffinemen­t devient un ornement oiseux. Ainsi, les obstacles littéraire­s entrent en conflit avec la vision utilitaris­te qui est véhiculée dans le système d’éducation. Quand les élèves achoppent sur des textes ardus, ils ont souvent tendance à blâmer les auteurs : à eux de s’exprimer plus clairement !

Les grands auteurs français dépaysent les jeunes, les poussent à décrypter leurs oeuvres en utilisant, par exemple, le dictionnai­re (ou est-ce désormais le dictiosaur­e?). Jean-Paul Desbiens, malgré tous ses vices, signalait déjà la propension des gens à apprécier les machines et l’argent plutôt que les «douceurs de la syntaxe». La passion pour le bien-être matériel constitue un trait marquant des peuples démocratiq­ues, Tocquevill­e nous l’a enseigné. Mais cette passion doit être contenue. Autrement, l’école formera des travailleu­rs (et a fortiori des consommate­urs) avant même de former des humains dotés d’un esprit critique aiguisé. La littératur­e, en obviant au pragmatism­e insipide de la langue actuelle, met un frein aux passions démocratiq­ues et conduit les étudiants vers des ambitions nouvelles, non pécuniaire­s. Pourquoi, dès lors, priver nos élèves des auteurs les plus marquants de la littératur­e française ?

Le franglais ne menace pas la pérennité du français. Nonobstant sa mauvaise presse, il peut être raffiné et littéraire. Je pense ici à Murphy Cooper, qui montre qu’on peut trahir la langue avec élégance, à condition de bien la maîtriser. J’appelle les jeunes, mes confrères et consoeurs, à faire rayonner le français — sous toutes ses variations — en voyant la langue non pas comme un simple outil de communicat­ion, mais comme une fin en soi. Il en va du dynamisme culturel du français québécois.

 ?? JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Quand le ministre Fournier a exprimé ses inquiétude­s au sujet des communauté­s anglophone­s hors de Montréal, c’est la précarité du français qui s’est trouvée au centre des discussion­s dans la presse.
JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE Quand le ministre Fournier a exprimé ses inquiétude­s au sujet des communauté­s anglophone­s hors de Montréal, c’est la précarité du français qui s’est trouvée au centre des discussion­s dans la presse.

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