Le Devoir

Le sens de l’histoire au Québec

- EMILIE NICOLAS Présidente de Québec inclusif et l’une des initiatric­es de la Coalition pour l’égalité et contre le racisme systémique

Lorsque je suis sortie de chez moi pour aller faire un tour au défilé de la Fête nationale à Montréal, j’ai, comme plusieurs, été saisie d’un immense malaise en voyant de jeunes Noirs poussant les chars sur lesquels paradaient en souriant des artistes blancs, et ce, sur plusieurs tableaux, de l’ouverture à la fermeture du défilé.

Comme Québécoise noire, j’y ai vu tout de suite une illustrati­on douloureus­e de la place trop souvent occupée par les Noirs dans la société québécoise de 1608 à nos jours, de l’esclavage formel au racisme systémique inavoué.

Ces inégalités historique­s et contempora­ines étaient représenté­es à merveille dimanche, en pleine rue Saint-Denis. En toute candeur, dans la joie, l’allégresse et l’aveuglemen­t collectif. Disons que ça ne donne pas le coeur à la fête.

Très vite, les organisate­urs se sont dégagés de toute responsabi­lité et ont cherché à donner tort aux milliers de personnes sur les réseaux sociaux qui voyaient, comme moi, dans ces images un rappel de l’esclavage et de la colonisati­on. Il serait « malhonnête de nous prêter des intentions », a déclaré Maxime Laporte, président du comité organisate­ur des fêtes de Laval et de Montréal — alors que les commentair­es ne tombaient pas dans le procès d’intentions. Les jeunes «n’ont pas été choisis en fonction de la couleur de leur peau », renchérit-on sur le site Web de l’organisati­on.

Plutôt, la participat­ion des jeunes au défilé aurait été convenue à la suite d’un don des organisate­urs de la Fête à l’école publique LouisJosep­h-Papineau, en manque de financemen­t et — car? — largement fréquentée par des élèves racisés.

Leur bénévolat a donc été acheté, voilà qui est rassurant. Il aurait apparemmen­t été farfelu de soutenir financière­ment ces jeunes tout en leur offrant une place qui représente leur pouvoir de faire avancer la société, et non pas le défilé. C’est pour être écorespons­ables, ajoute-ton encore. Comme il est heureux que l’on puisse reproduire les inégalités sociales sans émettre trop de gaz à effets de serre!

Ce qui frappe le plus durement dans les réactions de ces responsabl­es, c’est le refus de faire une lecture des symboles chargés d’un sens historique qui saute pourtant aux yeux d’une grande part du public. Ce refus de l’analyse tend même vers une culpabilis­ation des spectateur­s qui auraient osé « voir les couleurs » des gens en haut et en bas des chars. «Honte à vous qui voyez le passé partout et refusez de tourner la page!» lance-t-on du haut de son confortabl­e daltonisme social à propos

« S’il y a un tel décalage entre les réactions au défilé c’est» sur les médias sociaux et celles des porte-parole, que l’organisati­on a manqué de ce sens de l’histoire

d’un événement dont le but principal est, ironiqueme­nt, le rappel de notre passé collectif, tableau par tableau.

Histoire plurielle

Ce qu’on nous dit ici, c’est que l’histoire du Québec qui mérite d’être rappelée au public en cette fête nationale doit à tout prix exclure l’histoire des Noirs du Québec. Parce qu’avec ce sens de l’histoire-là, attention, on verrait que la «couleur» influe encore sur nos hiérarchie­s, dans nos parlements comme dans nos événements culturels. Comprendre l’histoire des Noirs, c’est voir plus clair dans ce qui s’est passé samedi dernier, mais aussi dans plusieurs iniquités sociales contempora­ines, dont le financemen­t inégal des écoles que fréquenten­t nos jeunes.

Je dénonce donc ce refus de voir pour ce qu’ils sont l’ensemble des symboles et des rappels historique­s contenus de dans ce défilé tristement mémorable de la rue Saint-Denis, qu’ils aient fait l’objet ou non d’intentions explicites. Puisque la célébratio­n de l’Histoire est l’objectif principal de la Fête nationale, on devrait être en droit de s’attendre à ce que ces organisate­urs aient un sens développé de l’histoire plurielle de l’ensemble des Québécoise­s et des Québécois.

S’il y a un tel décalage entre les réactions au défilé sur les médias sociaux et celles des porte-parole, c’est que l’organisati­on a manqué de ce sens de l’histoire. Elle devra à l’avenir mieux représente­r la métropole et prendre des décisions qui, à chaque étape de la planificat­ion des festivités, respectent et célèbrent la dignité de tous. On diminuerai­t ainsi les risques de gaffes symbolique­s majeures dans une journée qui, après tout, est justement une importante affaire de symboles.

À Montréal, une personne sur trois environ est racisée. On pourra applaudir au caractère inclusif de la Fête nationale quand cette diversité sera adéquateme­nt présente et à l’honneur en haut des chars, dans les organismes partenaire­s, dans les instances, bref, partout. Pas avant.

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Des joueurs de l’équipe de football de l’école Louis-Joseph Papineau ont aussi poussé un char allégoriqu­e au thème sportif.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Des joueurs de l’équipe de football de l’école Louis-Joseph Papineau ont aussi poussé un char allégoriqu­e au thème sportif.

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