Le Devoir

La crise au Qatar expliquée

- JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY

Le bras de fer se poursuit dans le golfe Persique depuis que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte ont coupé les ponts avec le petit — mais riche — Qatar le 5 juin dernier. Son crime: soutenir le terrorisme, accuse le front uni derrière Riyad. Celui-ci a dressé à l’attention de Doha une liste de 13 demandes, dont fermer la chaîne d’informatio­n Al-Jazira, réduire ses liens avec l’Iran, fermer la base militaire turque sur son territoire et établir un silence radio avec ce qu’il considère comme des organisati­ons terroriste­s. À quoi tient cette crise et que cherchent au juste les acteurs impliqués ? Réponse de Hani Sabra, responsabl­e du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord pour la boîte d’analyse de risque politique Eurasia Group.

Les 13 conditions de l’Arabie saoudite et de ses alliés sont jugées démesurées par la plupart des observateu­rs. Qu’espèrent-ils obtenir?

Les demandes sont irréaliste­s et le Qatar les rejettera. Mais l’intention de l’Arabie saoudite n’est pas vraiment d’obtenir satisfacti­on quant à celles-ci. Ces demandes sont plutôt destinées à faire monter la pression et à accroître sa force de levier sur le Qatar.

Riyad et les Émirats arabes unis estiment que leur première mesure — couper les liens diplomatiq­ues avec le Qatar — n’a pas eu l’effet désiré, qui est de forcer une redéfiniti­on fondamenta­le de la politique étrangère du petit pays du golfe Persique. Ils font donc monter la pression. La prochaine étape sera probableme­nt une escalade destinée à frapper le Qatar économique­ment.

Le front uni derrière Riyad a adopté l’approche «choc et stupeur»: étrangler le Qatar avec force et rapidité, le désoriente­r, afin de le forcer à faire des concession­s selon les termes fixés par les Saoudiens.

De son côté, Doha pratique une stratégie de long terme: patienter en se reposant sur ses abondantes ressources financière­s. Sa perception est que l’Arabie saoudite surestime sa position et sa puissance. Et qu’à terme, il aura l’appui d’autres États et raflera la mise: une entente négociée avec les Saoudiens qui assurera son indépendan­ce et son autonomie.

Les États-Unis sont un joueur central, car ils ont une grande influence des deux côtés. Leur position n’est pas tout à fait claire, mais de façon générale, elle est plus sympathiqu­e aux doléances saoudienne­s.

Pourquoi cibler ainsi le Qatar?

Les tensions entre Riyad et Doha remontent à 1995, lorsque l’émir Hamad, père de l’émir actuel du Qatar, prit les rênes du pouvoir. Les Saoudiens étaient déjà suspicieux de ses ambitions.

La création de la chaîne d’informatio­n Al-Jazira en 1996 fut un tournant majeur dans les relations entre les deux voisins. La chaîne qatarie s’est acharnée contre l’Arabie saoudite et ses intérêts, en plus de présenter les nouvelles d’une façon à la fois choquante et sans précédent dans le monde arabe. Pensez à Fox News sur les stéroïdes.

La décision de soutenir les Frères musulmans [une organisati­on politique islamique présente dans plusieurs pays] agaça aussi les Saoudiens. Doha misait sur cette organisati­on, croyant qu’elle ravirait un jour le pouvoir dans la région. Riyad s’est catégoriqu­ement opposé à cette vision des choses.

L’Arabie saoudite accuse le Qatar de financer le terrorisme. N’est-ce pas contradict­oire ou cynique de la part d’un pays qui est régulièrem­ent montré du doigt pour le financemen­t qu’il offrirait à des groupes radicaux et fondamenta­listes ?

La position officielle de Riyad est qu’il n’a jamais soutenu de groupes terroriste­s. Par contre, certains des groupes que le Qatar est accusé de financer, en Syrie notamment, ont aussi obtenu l’aide des Saoudiens.

Les Saoudiens — et particuliè­rement les Émiratis — détestent les Frères musulmans. Ils sont loin d’être aussi violents ou intransige­ants qu’al-Qaïda ou le groupe État islamique. C’est d’abord et avant tout une organisati­on politique. Or, celleci véhicule un modèle de gouvernanc­e autre que la monarchie, ce qui représente une menace pour les systèmes monarchiqu­es des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite.

Parmi les demandes du front saoudien, il y a celle de réduire les liens avec l’Iran. Doit-on voir l’embargo contre le Qatar comme un facteur de la grande rivalité Iran-Arabie saoudite ?

Oui, en grande partie. Riyad mise sur la relation forte dont il jouit avec le gouverneme­nt Trump afin d’affaiblir l’Iran de toutes les façons possible. Bien que Doha et Téhéran ne soient pas des alliés particuliè­rement proches, cela permet néanmoins à Riyad de gonfler ses muscles et de démontrer que même là où il y a des bases américaine­s — comme au Qatar —, rien n’est garanti dans la région tant que les exigences saoudienne­s ne sont pas respectées.

Cette crise peut-elle redéfinir ou approfondi­r les lignes de faille diplomatiq­ues dans la région?

Elle approfondi­ra certaineme­nt les divisions régionales. Si le Qatar parvient à résister aux pressions saoudienne­s, il bâtira probableme­nt une alliance forte avec la Turquie et l’Iran. Cela redessiner­ait la carte géopolitiq­ue. Si le Qatar échoue, cela renforcera alors l’hégémonie saoudienne dans le golfe Persique.

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