Le Devoir

La mission irakienne prolongée sans discussion

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

La pratique est presque devenue coutume: c’est à coup de communiqué de presse que le gouverneme­nt Trudeau a annoncé qu’il prolongeai­t la mission canadienne en Irak. Et ce, de deux ans. Les troupes libérales ne comptent pas soumettre le changement à un vote ou à un débat aux Communes. Ce qui a valu au premier ministre les critiques de l’opposition, qui l’a accusé de faire pire que son prédécesse­ur Stephen Harper en matière de transparen­ce.

Or, le mandat de l’armée canadienne en Irak ne change pas. Nul besoin, donc, selon le ministre de la Défense, Harjit Sajjan, d’en débattre à nouveau. Les troupes canadienne­s poursuivro­nt jusqu’au 31 mars 2019 leurs efforts de «conseil et d’assistance» aux troupes locales. Jusqu’à 850 soldats pourront être déployés pour participer à la guerre contre le groupe armé État islamique — contre 830 à l’heure actuelle. Un avion de transport militaire CC130 Hercules sera mis à la dispositio­n de la coalition. Le gouverneme­nt dépensera 371 millions de dollars, sur deux ans, pour bonifier sa participat­ion.

«Notre mission dans son ensemble dans la région, avec l’opération Impact, a été débattue»,a fait valoir le ministre Sajjan, évoquant les pourparler­s qui ont entouré l’annonce de la première mouture de la mission canadienne sous l’ère Trudeau au printemps 2016. «Et nous avons établi clairement que l’on demeurerai­t un partenaire crédible, que l’on réviserait l’aspect militaire de notre mission chaque année afin de pouvoir mettre les bonnes ressources en place», a

Jusqu’à 850 soldats pourront participer à la lutte contre le groupe EI jusqu’au 31 mars 2019

argué le ministre, en conférence téléphoniq­ue depuis Bruxelles, où il participai­t à une réunion des ministres de la Défense des pays membres de l’OTAN.

Pas question donc de reprendre ce débat aux Communes lorsque les travaux reprendron­t à l’automne.

«Le moins qu’on puisse dire, c’est que M. Trudeau n’a pas joué franc-jeu avec les Canadiens, a aussitôt dénoncé le chef du NPD, Thomas Mulcair. On était encore en session [parlementa­ire] il y a quelques jours. Il savait parfaiteme­nt bien qu’il avait l’intention de reconduire ce qui est devenu de toute évidence une mission de combat en Irak.»

Une critique partagée par le conservate­ur Pierre Paul-Hus. Les libéraux « ont toujours joué les grands apôtres de la transparen­ce, mais il n’y a aucun débat, aucun vote en Chambre», a-t-il déploré à son tour, à l’instar du Bloc québécois.

Pourtant, la tradition des dernières années voulait que le gouverneme­nt permette aux élus de discuter puis de voter sur le déploiemen­t de troupes canadienne­s lors de conflits étrangers. Stephen Harper avait soumis aux Communes le prolongeme­nt des missions canadienne­s en Libye en 2011, puis en Irak — lorsque le déploiemen­t a été bonifié et étendu à la Syrie en 2015. Lors de la guerre en Afghanista­n, l’ancien premier ministre avait permis un débat pour les premières prolongati­ons de la mission. Mais en 2010, M. Harper n’avait pas confié à la Chambre basse sa dernière prolongati­on jusqu’en 2014.

Reste qu’aux yeux de Thomas Mulcair, «M. Harper respectait [la tradition] plus que Justin Trudeau». «Ce n’est pas juste l’opposition, c’est les Canadiens au complet qui sont tenus dans la noirceur », estime aussi Pierre Paul-Hus.

D’autant plus que la mission ne restera pas identique. À l’heure actuelle, environ 200 membres des forces spéciales sont déployés dans le nord de l’Irak et 600 autres soldats sont sur le terrain. La nouvelle mouture de la mission pourra compter 30 soldats de plus. Ce sera au chef d’état-major de la Défense, le général Jonathan Vance, de déterminer s’il modifie la répartitio­n des 850 troupes qui pourront être envoyées, a-t-on indiqué au bureau du ministre Sajjan sans préciser si le nombre de forces spéciales serait augmenté.

«Cette prolongati­on inclut l’autorité d’offrir de l’instructio­n à de nouveaux partenaire­s potentiels au sein des Forces de sécurité irakiennes», mentionne en outre le communiqué de presse du ministre. Outre les forces kurdes, les Irakiens pourront désormais rejoindre les rangs des élèves des Canadiens.

L’annonce discrète du gouverneme­nt survient alors que le déploiemen­t canadien faisait déjà l’objet de critiques, après que l’armée eut révélé qu’un tireur d’élite canadien avait abattu un djihadiste à 3,5 km de distance. Ce qui a fait dire à l’opposition qu’il s’agit maintenant d’une mission de combat, et non plus simplement d’entraîneme­nt. Justin Trudeau assurait mardi que le mandat n’avait pas changé, disant que les forces canadienne­s avaient le droit et le devoir de se défendre et de défendre leurs alliés.

«On peut observer des menaces d’une bonne distance », a noté à son tour le ministre jeudi en assurant que les règles d’engagement de l’armée canadienne n’ont pas changé. Mais il a refusé de préciser à combien de reprises les soldats canadiens ont échangé des tirs avec les djihadiste­s depuis un an. «Je ne ferai pas comme l’ancien gouverneme­nt [conser vateur] l’a fait, en faisant une annonce chaque fois qu’on échange des tirs pour marquer des points politiques », a martelé le ministre Sajjan à la question qui lui a été posée à plus d’une reprise.

La Défense refuse, depuis que la mission est passée à l’offensive en accompagna­nt les troupes locales plus souvent à la ligne de front, de révéler la fréquence des échanges de tirs avec l’ennemi. L’armée n’a pas tenu de séance d’informatio­n pour l’ensemble des médias depuis janvier. Une première prolongati­on de la mission, en mars dernier, s’était aussi faite par voie de communiqué.

Pour y faire quoi ?

Le conservate­ur Pierre Paul-Hus s’interroge en outre quant au mandat de la mission, puisque la ville de Mossoul aurait presque été entièremen­t libérée. «C’est quoi, la prochaine étape, une fois que Mossoul va être libérée? L’Irak va être pas mal repris. Il se passe quoi après? On est là deux ans, on va faire quoi?» s’est demandé l’ancien militaire devenu député.

Le bloquiste Michel Boudrias s’inquiète que l’armée canadienne soit en train de s’embourber. Et il ne s’étonne pas de voir changer le rôle du Canada sur le terrain, ayant lui-même fait du «mentorat opérationn­el» en Afghanista­n en 2010-2011. « On n’est pas en zone sécurisée. Donc oui, nos troupes sont à risque. Que l’on ne nous fasse pas croire le contraire. »

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RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE Sur cette photo prise en février 2017, on voit des membres des forces spéciales de l’armée canadienne discuter avec des combattant­s peshmergas dans le nord de l’Irak. La mission canadienne dans ce pays est prolongée de deux ans, a annoncé le...

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