Le Devoir

De la vertu

- à Paris CHRISTIAN RIOUX

Chaque année, la vénérable institutio­n qu’est l’Académie française se réunit pour une cérémonie haute en couleur. Le dernier jeudi de novembre, c’est la rentrée des académicie­ns en habits verts. La tradition veut qu’on y prononce trois discours. Le premier porte sur les prix littéraire­s, le second sur l’état de la langue et le dernier sur… la vertu!

On pourrait s’imaginer que rien n’est plus daté, archaïque et antédiluvi­en que cette idée de «vertu». Et pourtant, si le mot est devenu ringard, nous avons rarement été plus obsédés de vertu. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’historien français Pierre Nora, à qui échoua un jour la tâche de prononcer cet important discours.

Au moment où les ligues de vertu se déchaînent avec une violence rarement vue, où les procès en sorcelleri­e se multiplien­t et où certains médias se transforme­nt en Semainier paroissial, il vaut la peine de revenir sur ce que disait cet académicie­n qui fut aussi un grand ami du défunt Marcel Masse.

«L’esprit de vertu, qui est effort vers le bien, écrit-il, est la chose du monde aujourd’hui la plus répandue. Le moralisme coule à pleins bords. On le trouve partout. Il n’est qu’humanitair­e, exclusion de l’exclusion, exhortatio­n à la tolérance, ouverture à l’Autre, condamnati­on de toutes les formes de crimes contre l’humanité, repentance, culpabilit­é généralisé­e, droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, de l’animal, de la nature. L’Empire du Bien étend partout ses tentacules. »

Pour Nora, la vertu, qui est pourtant une chose éminemment sérieuse, a malheureus­ement sombré dans sa caricature. C’est ce qu’il nomme le «vertuisme». Celui-ci a envahi tous les domaines, écrit-il. «Les médias, qui ont remplacé l’informatio­n par les bons sentiments; le droit, où le pieux souci de la défense des individus va souvent jusqu’à faire des coupables les victimes du système social; les relations internatio­nales, où les monstres froids que sont les nations apprennent à vivre avec le droit d’ingérence; l’histoire enfin, que l’extension du “devoir de mémoire” est en train de transforme­r en procès général du passé.»

À lire Pierre Nora, on a l’impression que ces mots qui datent pourtant de 2006 ont été écrits hier. Qu’on pense un instant à ce lamentable procès fait à tout un peuple parce que quatre jeunes Noirs se sont retrouvés par hasard à pousser un char de la Fête nationale. Dans une société normale, personne n’en aurait fait de cas. Qu’on pense à ces nouveaux dévots qui sont en train de transforme­r le 375e anniversai­re de Montréal en séance d’autoflagel­lation collective. Sans oublier de répandre quelques erreurs historique­s. Qu’on pense à ce procès permanent en racisme et en xénophobie destiné à faire taire les rares esprits qui refusent de communier à cette psychose nationale. Qu’on pense enfin aux lynchages, relayés par des médias complaisan­ts et populistes, qui se déclenchen­t sur Internet chaque fois que la meute renifle une vague odeur suspecte. De Claude Jutra à Denise Filiatraul­t, de Bertrand Cantat à Lise Payette, les nouveaux inquisiteu­rs ne manquent pas de trophées de chasse à accrocher à leur mur de la Vertu.

Pierre Nora a bien compris que l’on se trouve devant un phénomène plus religieux que politique, plus instinctif que rationnel, plus inconscien­t que raisonné. Pour lui, ce déferlemen­t de rectitude morale, politique et sexuelle vient de notre incapacité à dire le Bien après l’âge totalitair­e que fut le XXe siècle. À défaut de croire au Bien, on chassera donc le Mal jusque dans ses derniers retranchem­ents. Les seuls héros qui restent ne sont plus que des victimes. D’où cette concurrenc­e éhontée des discours victimaire­s. Noirs, autochtone­s, homosexuel­s, handicapés, jeunes, femmes, migrants et j’en oublie, c’est à qui aurait le plus souffert.

Qu’il me soit permis de souligner que le Québec semble encore plus vulnérable à ce genre de discours. Comme si, chez nous, tout était grossi à la loupe. Peut-être parce que nous n’avons jamais comblé le vide abyssal laissé par un catholicis­me longtemps omniprésen­t. Les réflexes sont toujours là sans qu’on en comprenne le mécanisme. Comme une machine dont on aurait perdu le mode d’emploi. Peut-être parce que nous sommes plus près que les autres de cet empire angloprote­stant qui étend chaque jour un peu plus sa mainmise morale sur le monde. Peut-être aussi à cause de ce consensus que pratiquent les peuples minoritair­es. Consensus qui s’accentue au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la province et la «communauté»; et que nous nous éloignons de la nation et de sa citoyennet­é.

Étrange tout de même de voir des sociétés qui comptent parmi les moins inégalitai­res du monde se perdre dans ces procès sans fin. Comme si l’égalité, certes difficile à atteindre, ne suffisait plus, et qu’il fallait sombrer dans une forme d’universali­sme totalisant que le philosophe Pierre Manent nomme la «religion du semblable». On nous reparlera après cela de la diversité !

Les sommets atteints par ce moralisme sont aujourd’hui tels qu’il serait peut-être temps de s’écrier avec Pierre Nora: «Ô vertu, que de crimes on commet en ton nom!»

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada