Le Devoir

Sauver la ville, un pas à la fois

Faire place aux piétons est bien plus qu’un enjeu de sécurité et de santé publique

- ISABELLE PARÉ Le Devoir La chronique Zeitgeist de Josée Blanchette sera de retour la semaine prochaine.

Et si on sauvait la ville un pas à la fois? Pour lui, le retour en force du piéton s’annonce comme le seul remède pour les villes en déclin. Pour elle, la foulée, plus qu’un mode de transport, doit permettre cette ultime communion avec la cité et redonner sans artifices la ville aux citadins.

Entre architectu­re et poésie, les villes de demain devront être pensées pour y retomber sur ses pattes, seule façon de vraiment y prendre son pied, assurent Jeff Speck, urbaniste et sculpteur de parcours pour piétons, et Rachel Thomas, sociologue et chercheuse versée dans la science de ce qui fait marcher l’Homo sapiens à l’orée du troisième millénaire.

Deux approches, deux visions, toutes deux rompues à l’idée que le bonheur ne se trouve pas que dans le pré, mais aussi dans la trame de villes où le bipède déambulera l’esprit serein, le regard allumé, butinant de commerces en cafés sympas, sans bâiller d’ennui le long d’artères insipides. Et si la vitalité urbaine se mesurait en nombre de pas ?

Jeff Speck, l’auteur de Walkable City: How Downtown Can Save America, One Step at a Time, a jeté son dévolu sur Montréal, l’an dernier, pour couronner dix ans de mariage. Il a élu Québec parmi les cinq villes les plus «marchables» du monde. Il était de retour dans la métropole au début du mois, de passage pour la conférence Next City, un grand pow-wow des leaders urbains de l’époque.

Se mettre au pas

Rencontré boulevard de Maisonneuv­e, Speck, le pas léger, s’arrête au pied de l’Université Concordia, au coeur d’une place parsemée de bancs, ceintrée d’une piste cyclable. Un pianiste s’exerce au piano public. Ses yeux balaient l’endroit, scrutent les trottoirs, toisent les passants. «C’est toujours un défi de venir parler de cela dans une des villes les plus “marchables” de l’Amérique, dit-il. Je viens ici avec beaucoup d’humilité. Peu de villes en Amérique sont aussi propices que Montréal aux piétons et aux vélos.»

Speck n’est pas un gourou aveugle de la piétonnisa­tion. S’il s’intéresse à la marche, c’est qu’après avoir pondu 75 plans d’urbanisme en 30 ans de carrière, il constate que chouchoute­r les promeneurs insuffle une activité économique qui fait défaut à la plupart des métropoles où les voitures sont reines. « La vitalité urbaine ne peut naître que dans une ville pensée pour les piétons », assure ce marcheur devant l’Éternel.

Convertir les villes à la marche est plus qu’un enjeu de santé publique, de sécurité, plus qu’une recette pour juguler les gaz à effet de serre. Et aussi plus qu’un moyen de stopper l’étalement urbain avec tous ses effets, pas si secondaire­s que ça finalement.

Maintenant que les «milléniaux» se foutent des bagnoles (seulement 14 % adoptent le volant) et que les baby-boomers délaissent les banlieues, seules les villes amicales à l’égard des marcheurs parviendro­nt à attirer les cerveaux créatifs que se disputent les métropoles. Les villes tricotées serré seront des aimants pour attirer les 88 millions de personnes (aux États-Unis) qui s’apprêtent à délaisser la «culture du char», affirme l’urbaniste.

Remettre la ville au pas, c’est renouer avec la vitalité économique, insiste Speck. «Money talks», comme disent les Chinois. « L’essor économique des villes est aujourd’hui inversemen­t proportion­nel aux investisse­ments réalisés par le passé dans les autoroutes. Plus les villes ont investi dans ces infrastruc­tures, moins elles prospèrent aujourd’hui», dit Speck, citant un chercheur de Vancouver.

Faux pas

Tout compte fait, les lendemains pourraient ne pas être roses pour les Dix30 de ce monde. Au pays de Trump, les États où l’on roule le plus par habitant affichent aujourd’hui la plus faible productivi­té, ajoute l’urbaniste. La rançon du béton a un goût amer. «En plus de ruiner la qualité de vie en ville, les voitures ont réduit le pouvoir d’achat des familles qui vivent en banlieue, dont 20% des revenus vont au transport», explique Speck. C’est deux fois plus que pour les citadins.

La suite de l’histoire est connue.

Cicatrices urbaines, artères bloquées… le règne de l’auto affiche tous les symptômes du troisième âge. Les promesses de la banlieue se sont délitées au passage, note Speck. Saviezvous que le taux d’accidents de la route est plus élevé en banlieue qu’en ville? Que dans les «vertes» couronnes urbaines, on émet plus de CO2 par personne qu’en ville ? relance-t-il.

« S’il y a plus de soccer moms en banlieue, ce n’est pas parce que les mères y sont plus gentilles, mais parce que les parcs sont situés trop loin et que les rues qui y mènent sont souvent ni sécuritair­es ni conçues pour la marche», tranche Jeff Speck.

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plus de ruiner la qualité de vie en ville, les voitures ont réduit le pouvoir d’achat des familles qui vivent en banlieue, dont 20 % des revenus vont au transport L’urbaniste Jeff Speck

Money walks

De Money talks, on est passé à Money walks, à en croire l’auteur. La valeur des maisons est 50% plus élevée en moyenne dans les quartiers propices aux piétons que dans ceux qui ne le sont pas du tout, plaide ce chantre de la mobilité.

L’économie de Portland (Oregon), une ville comptant une proportion de conducteur­s 20 % plus faible que dans le reste du pays, est en pleine ébullition.

«Pas moins de 60 millions ont été investis dans les pistes cyclables. Les gens habitent plus près de leur travail et ont plus d’argent et de temps pour dépenser dans les cafés, pour leurs loisirs et surtout pour leurs maisons.» Un actif qui ne finit pas à la casse ou dans un conteneur en partance pour l’Asie.

Deux fois plus de diplômés qu’il y a 25 ans convergent vers Portland pour y lancer une carrière, une entreprise ou une famille. «Ce sont ces créatifs qui font vibrer l’économie des villes », affirme Speck.

Facile à dire, tout ça, mais Rome ne s’est pas construite en une enjambée. Pourtant, Speck prône des recettes très simples: rétrécir les rues, favoriser les artères à double sens, réduire les limites de vitesse, accroître l’angle des coins de rue et prôner le partage du macadam entre autos, vélos et piétons.

«Les rues pensées par des ingénieurs pour favoriser le passage “sécuritair­e” des autos font fuir les piétons. Une étude menée en Californie a démontré que deux fois plus de piétons sont frappés dans les rues plus larges, dit-il. Ces rues n’évitent pas les collisions, elles les génèrent ! »

À New York, on a biffé une voie de plusieurs grandes avenues asphyxiées par le trafic pour y implanter des pistes cyclables. «Les revenus des commerces ont doublé depuis. Les gens s’arrêtent pour faire des emplettes. »

Pas de doute

Ce «docteur» pour les villes conserve peu d’espoir pour les agglomérat­ions plus modernes, condamnées à vivre avec un modèle révolu.

«Des centaines de villes, pensées avec des rues qui ne débouchent nulle part, traînent un héritage indélébile. Ça ne peut pas toujours être réparé. Malheureus­ement, des milliers de personnes seront contrainte­s de continuer à vivre dans ces endroits-là. »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR
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ISTOCK Rue Sainte-Catherine Est à Montréal. Maintenant que les «milléniaux» se foutent des bagnoles (seulement 14% adoptent le volant) et que les baby-boomers délaissent les banlieues, seules les villes amicales à l’égard des marcheurs parviendro­nt à attirer...
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Jeff Speck, l’auteur de Walkable City: How Downtown Can Save America, One Step at a Time : «Peu de villes en Amérique sont aussi propices que Montréal aux piétons et aux vélos.»
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