Le Devoir

Une nouvelle série estivale.

Une expression associée à une certaine détente estivale

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Le Québec compte pas moins de 500 000 lacs, dont une trentaine ont une superficie de 250km2. Nos journalist­es vous en présentero­nt quelques-uns tout au long de l’été, moment privilégié pour se retrouver autour d’un plan d’eau. Aujourd’hui, Jean-François Nadeau nous explique l’origine de l’expression populaire « monter au lac ».

Tout l’été, Le Devoir navigue en eau douce et propose des portraits de lacs emblématiq­ues du Québec. Aujourd’hui: autopsie de l’expression bien connue «monter au lac».

Impossible pour plusieurs d’envisager l’été sans l’idée de «monter au lac», c’est-à-dire d’aller près d’un lac qui nous est familier, celui où on a loué, acheté ou simplement emprunté une propriété. Le lac annonce le calme après le tumulte des eaux vives de la vie.

Mais d’où vient l’expression «monter au lac»? Que cache-telle ?

Le Québec est un pays liquide. Il n’y eut longtemps qu’une seule façon d’accéder à ce monde d’eau: le bateau, le canot. Cela a laissé des traces sans doute plus profondes qu’on ne le croit dans les conscience­s.

Dans L’apprentiss­age de Duddy Kravitz (1959), le plus célèbre roman de Mordecai Richler, Duddy comprenait d’instinct que son enracineme­nt social autant que l’assurance de sa fortune commençaie­nt sur les rives des eaux d’un lac des Laurentide­s. À compter du début du XXe siècle, bien des promoteurs vont acheter comme lui des terres aux alentours de lacs puis publiciser leurs développem­ents.

Dès 1911, on trouve dans les journaux montréalai­s de la publicité pour vendre des terrains à proximité des lacs des Laurentide­s. On y vante l’ombre, le calme, la pureté de l’air, la végétation superbe. La rue à la ville, avec les grandes chaleurs, y est décrite comme une «tueuse d’enfants». Vous aimez vos enfants? Alors, montez au lac! Au bord du lac Memphrémag­og, dès avant la Première Guerre mondiale, un hôtel comme le Lake Park offre aux gamins l’usage d’une longue glissoire qui promet de les jeter en joie dans l’eau.

Quel lac ?

À chacun son lac. Il n’en manque pas. Selon le Regroupeme­nt des organismes des bassins versants du Québec (ROBCQ), cet État en compte

rien de moins qu’un demi-million. Souvent, ils sont bien petits, à peine visibles sur une carte. Mais au moins 30 lacs québécois sont énormes, avec une superficie de plus de 250km² chacun. En fait, le territoire québécois est couvert d’eau sur plus de 355 315 km², soit à peine moins que la superficie totale de l’Allemagne. Le Québec compte 3% des réserves d’eau douce du monde.

Ces vastes espaces liquides ont baigné l’imaginaire d’explorateu­rs, de coureurs des bois, de voyageurs, puis, un jour, les temps changeant, des vacanciers de l’été. On chante de longue date ces espaces. Sans surprise, ils s’inscrivent même très vite dans le paysage d’une littératur­e naissante. Le grand Arthur Buies, dans ses évocations somptueuse­s du territoire québécois au XIXe siècle, parle plus d’une fois de la place qu’y jouent les «lacs sauvages», là «où l’image de l’infini se mêlait aux profondeur­s muettes des vagues, […] au milieu des forêts, couchés sur le large flanc des montagnes, berceaux grandioses ».

Telle qu’on l’emploie aujourd’hui, l’expression «monter au lac» indique qu’on part à la rencontre d’une certaine idée de l’évasion du quotidien. Mais son usage courant suppose de profonds changement­s dans les mentalités, reflets d’une évolution sociale et économique.

Pour « monter au lac », il faut d’abord pouvoir compter sur de nouveaux moyens de transport. Les Laurentide­s, refuge par excellence des amateurs de lacs, sont desservies par un train dès la fin du XIXe siècle. À compter de 1910, un réseau routier se structure pour y accéder. L’auto puis l’autobus vont aussi permettre de gagner les Cantons-de-l’Est, la Gaspésie, le Saguenay.

Nager et pêcher

Même s’ils traversaie­nt constammen­t de vastes étendues d’eau, les voyageurs en canots d’écorce ne savaient que rarement nager. Ce rapport distant à l’eau va lui aussi changer au XXe siècle. Voici qu’apparaisse­nt les leçons populaires de natation. L’idée que la baignade constitue un plaisir fait son nid. Dans l’entre-deux-guerres, les Québécois sont désormais des milliers à emprunter le train et l’auto pour se rendre jusqu’à l’eau.

«Monter au lac» signifie aussi, entre autres choses, le développem­ent de la pêche comme activité de loisir plutôt que de subsistanc­e.

On conçoit bien la dimension de cette nouvelle figure du pêcheur en considéran­t La mouette de Tchekhov (1896), où le personnage de Trigorine ne voit rien de mieux à faire que de s’installer au bord de l’eau pour surveiller son bouchon, espérant qu’il finisse par plonger afin que le sentiment de son existence remonte.

Aviation et canot

Monter au lac, ce sera aussi l’occasion d’aller plus loin encore grâce à la démocratis­ation de l’aviation. Pour plusieurs, l’hydravion sera l’unique façon d’atteindre les lacs et le pays sauvage de leurs rêves. Certains y laissent leur peau, comme la jeune comédienne Marie-Soleil Tougas et le cinéaste Jean-Claude Lauzon, morts dans l’écrasement de leur Cessna, près de la rivière aux Mélèzes, au sudouest de Kuujjuaq, à l’été 1997.

Le sentiment de plénitude associé au lac tient aussi au renouvelle­ment d’intérêt pour le canot. Délaissé avec le développem­ent fulgurant des moteurs hors-bord, du train et de l’automobile, le canot, ce magicien des eaux, regagne de l’intérêt avec le développem­ent de ces nouveaux espaces de villégiatu­re et de camping et à l’idée d’un nécessaire rapprochem­ent avec la nature qui passe par le contact de l’eau.

Pierre Elliott Trudeau a grandi dans cette période où le canot, associé aux plans d’eau, devient signe de loisir pour les gens qui en ont les moyens, selon la conception d’une nature enfin retrouvée.

En 1944, pour la Jeunesse étudiante catholique (JEC), Trudeau écrit: «Voyagez mille milles en train et vous êtes une brute; pédalez cinq cents milles à vélo et vous restez à toutes fins utiles un bourgeois; pagayez-en cent et vous êtes déjà un enfant de la nature. »

Une bonne partie de la vie politique de l’après-guerre à laquelle participe Trudeau sera d’ailleurs orchestrée après que tout ce beau monde fut d’abord «monté au lac» pour discuter. La génération de Pierre Elliott Trudeau, de Gérard Pelletier et de Pierre Vadeboncoe­ur prend l’habitude, très tôt, de se retrouver au bord de l’eau, du côté des Laurentide­s. C’est aussi là que se retrouvero­nt pour discuter, sous le prétexte de «monter au lac» pour fuir la ville, une nouvelle génération d’indépendan­tistes, notamment ceux qui animent le Rassemblem­ent pour l’indépendan­ce nationale (RIN). Monter au lac, ce sera donc aussi monter dans le monde des idées.

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GÉRALD DALLAIRE LE DEVOIR
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? «Monter au lac», en famille ou avec des amis, pour un moment de détente, loin du quotidien trépidant
JACQUES NADEAU LE DEVOIR «Monter au lac», en famille ou avec des amis, pour un moment de détente, loin du quotidien trépidant

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