Le Devoir

Immortelle

Simone Veil a été et restera une inspiratio­n pour toute une génération de femmes

- ANNABELLE CAILLOU

Rares sont les morts qui marquent les esprits outre-Atlantique. Mais l’ancienne ministre française Simone Veil, décédée vendredi à l’âge de 89 ans, est de cette stature. Son combat pour la légalisati­on de l’avortement en France en 1974 a encouragé les mouvements féministes au Québec à continuer de lutter afin d’obtenir, pour les femmes d’ici aussi, ce droit à l’autodéterm­ination. Politicien­nes, animatrice­s ou encore infirmière­s, plusieurs femmes d’ici gardent un souvenir impérissab­le de celle qui, entre autres, a survécu à la Shoah.

«Ce n’est pas tellement Mme Veil, mais surtout sa loi qui nous a donné le courage de continuer à lutter pour la légalisati­on de

l’avortement ici. Mais est-ce qu’on peut vraiment

détacher la loi du personnage?» lance Louise Gareau, féministe affirmée et ancienne infirmière, qui a consacré une grande partie de sa vie à défendre le droit à l’avortement au Québec.

En France durant les années 1970, dans le cadre d’un stage profession­nel, cette retraitée de 77 ans a eu «la chance» d’être aux premières loges et de connaître les débuts de l’applicatio­n de la loi Veil. Mais avant même de partir pour l’autre continent, Louise Gareau était déjà sensible au débat, recevant de plus en plus de patientes qui ne voulaient ou ne pouvaient pas garder leur enfant. «Il faut avoir travaillé avec des femmes dans la misère, des femmes seules ou même des prostituée­s pour comprendre, confie-telle. Certaines se faisaient avorter clandestin­ement, avec les risques de santé et de légalité qui viennent avec. Comment ne pas être pour l’accès à l’avortement après ça?»

Assister au développem­ent de la pratique en France a convaincu Mme Gareau de continuer son combat, de retour à Québec. Avec l’aide d’infirmière­s et de médecins, elle a ouvert en 1980 un centre de santé des femmes où se faisaient des avortement­s de façon illégale. « C’était toléré parce que les autorités savaient que, si elles nous arrêtaient, il y aurait beaucoup de femmes dans les rues pour contester », précise-t-elle.

Combat juridique

À cette époque, les Québécoise­s étaient tout aussi mobilisées pour revendique­r leur droit à l’autodéterm­ination. « Elles voulaient se dégager des lois patriarcal­es, prendre leurs propres décisions sur leur corps et se libérer de la contrainte de la reproducti­on», explique Francine Descarries, professeur­e au Départemen­t de sociologie de l’Université du Québec à Montréal et directrice du Réseau québécois en études féministes, le RéQEF.

Si la province n’avait pas encore légiféré à ce sujet, elle autorisait depuis 1969 l’interrupti­on de grossesse, mais dans certains centres hospitalie­rs uniquement et à condition de passer devant un comité sur l’avortement thérapeuti­que. Ce comité, « constitué majoritair­ement

d’hommes médecins», évaluait si la santé ou la vie de la femme enceinte était en danger avant de permettre toute opération. C’est seulement en 1988 que l’avortement est devenu officielle­ment légal. Dans la décision de Morgentale­r, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’article du Code criminel criminalis­ant l’avortement était inconstitu­tionnel.

Aux yeux de Francine Descarries, Simone Veil n’a pas directemen­t influencé le Québec, qui luttait déjà pour faire reconnaîtr­e ce droit, mais l’existence de sa loi a encouragé les femmes à ne pas baisser les bras. « Elle a su concrétise­r d’un point de vue législatif une revendicat­ion portée par des mouvements de femmes à travers plusieurs pays.»

Au Canada, la lutte pour le droit à l’avortement a même été celle qui a rallié le plus de femmes d’ethnies, de religions, de langues et de milieu différents, selon la professeur­e.

Une femme inspirante

De son côté, l’ancienne première ministre du Québec Pauline Marois estime avoir été fortement influencée par Simone Veil, tant dans son parcours politique que féministe.

Ministre de la Famille dans le gouverneme­nt de Jacques Parizeau en 1994, Mme Marois a eu l’occasion de rencontrer et de discuter avec Mme Veil lors d’un déplacemen­t en France dans le cadre de ses fonctions. « Ç’a été une rencontre déterminan­te dans ma vie, se souvient-elle. Je tenais absolument à rencontrer cette féministe qui portait les mêmes valeurs que moi.» Elle s’avoue encore impression­née par son accueil

« d’une grande simplicité » et par la « richesse » de leurs échanges « d’égal à égal ».

Elle considère son combat pour l’avortement comme « remarquabl­e ». «Elle a su saisir une réalité, même si elle n’adhérait pas totalement aux valeurs du projet qu’elle défendait. Elle a su reconnaîtr­e l’importance que cela avait pour l’ensemble des femmes », soutient-elle.

Mme Marois regrette cependant que son nom reste uniquement attaché à cette avancée historique pour les droits des femmes dans l’esprit des Québécois. «Elle a été ministre dans deux gouverneme­nts, elle a aussi été la première présidente élue au Parlement européen. »

«Sans oublier son entrée à l’Académie française en 2010, renchérit l’écrivaine québécoise Marie-Ève Lacasse. Elle a gravé sur son épée le numéro qu’elle portait tatoué sur son bras» ,se rappelle-t-elle. Un matricule en réalité, un douloureux souvenir de sa déportatio­n dans les camps de concentrat­ion nazis d’Auschwitz-Birkenau et de Bergen-Belsen alors qu’elle n’était âgée que de 16 ans. Simone Veil incarnait en France la mémoire de la Shoah.

«Malgré tout ce qu’elle a vécu, elle a toujours oeuvré pour la paix», laisse tomber Marie-Ève Lacasse, pleine d’admiration dans la voix. Établie depuis une douzaine d’années en France, l’auteure a reçu en mai dernier le Prix spécial du jury du prix littéraire Simone Veil, pour son roman Peggy dans les phares. Un prix dont elle s’est dite très fière, en cette journée de perte. «C’est comme être récompensé par une bonne étoile. »

Quand la tragédie rend plus fort

«Je ne suis pas timide, mais cette femme était intimidant­e de par cette force qu’elle s’était construite en sortant des camps de concentrat­ion», confie quant à elle l’animatrice Denise Bombardier, qui a eu l’occasion de la rencontrer lors d’une entrevue pour Radio-Canada. La journalist­e ne tarit pas d’éloges à son sujet, avouant lui avoir envoyé un bouquet de fleurs après leur conversati­on. « C’est la seule personne interviewé­e pour qui je l’ai fait. Je voulais la remercier pour ce qu’elle était […] une femme admirable, sensible et intelligen­te. Une femme d’exception.»

À ses yeux, la tragédie qui a touché Simone Veil dans son enfance l’a rendue plus forte par la suite. Et son parcours a pourtant été semé d’embûches. Critiquée à maintes reprises par ses homologues à l’Assemblée nationale, « elle a été politiquem­ent parfaite, ne faisant jamais preuve de rectitude, elle était d’une telle correction».

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AGENCE FRANCE-PRESSE Simone Veil est décédée vendredi à l’âge de 89 ans.

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