Le Devoir

Semeurs d’espoir, cueilleurs de désillusio­n

Des intermédia­ires exploitent des Guatémaltè­ques qui veulent travailler dans les champs au Québec, selon une étude

- LISA-MARIE GERVAIS

Frais exorbitant­s, démarches laborieuse­s, contrats incompréhe­nsibles… Une nouvelle étude lève le voile sur les pratiques de recrutemen­t abusives des travailleu­rs migrants agricoles qui viennent dans les fermes québécoise­s. Mené dans le pays d’origine par des entreprise­s partenaire­s, ce recrutemen­t semé d’embûches se fait au détriment des travailleu­rs venus d’ailleurs, et à l’insu des employeurs d’ici.

Pensant venir faire un peu de blé au Canada, Juan Godoy n’a récolté que de l’amertume. Ce Guatémaltè­que s’est lourdement endetté lorsqu’il a entamé l’an dernier les démarches qui allaient le mener jusqu’à une ferme du Québec. Il a notamment dû laisser son emploi de conducteur de machinerie pour se consacrer à temps plein au recrutemen­t de l’agence Amigo laboral, à qui la Fondation des entreprise­s en recrutemen­t de main-d’oeuvre agricole étrangère (FERME) confiait la tâche de sélectionn­er les travailleu­rs guatémaltè­ques pour ses 900 membres.

Mais ce qui devait durer un mois en a finalement pris trois. «J’ai quatre enfants à nourrir et en plus je devais payer ma dette avec intérêt à la banque. Ici, les banques nous mangent tout rond », laisse-t-il tomber. Même si ça fait un an qu’il la rembourse, sa dette est plus grande qu’au début. « Incroyable, non ? »

Menée en 2015 par une équipe de chercheuse­s de l’UQAM, l’étude empirique obtenue par Le Devoir se base sur les témoignage­s de près d’une centaine de travailleu­rs migrants guatémaltè­ques de Saint-Rémi venus grâce au Programme des travailleu­rs étrangers temporaire­s (PTET). Audelà de leurs réponses plutôt inquiétant­es sur leur recrutemen­t, Dalia Gesualdi-Fecteau, professeur­e de droit du travail à l’UQAM et chercheuse principale, s’est dite surprise par leur réticence à parler. «Ce qui m’a choquée le plus, c’est de voir à quel point ils avaient peur. C’était vraisembla­blement un sujet délicat qui les rendait incroyable­ment méfiants», dit celle qui a mené plusieurs recherches de terrain sur le sujet.

Les abus seraient commis à l’insu des exploitant­s agricoles québécois

Des travailleu­rs hésitaient à répondre au questionna­ire en présence d’un de leurs compagnons et laissaient même certaines cases blanches. «On est à même de constater le pouvoir presque sans limites des acteurs [du recrutemen­t] et du niveau de dépendance des travailleu­rs envers eux», poursuit Mme Gesualdi-Fecteau.

Frais et contrats

Au-delà de leurs craintes, des travailleu­rs ont néanmoins montré du doigt les frais exorbitant­s qu’ils disent s’être fait facturer par les intermédia­ires de recrutemen­t. Certains ont même contracté des prêts les obligeant à mettre leur maison en garantie, ce qui n’est pas sans les placer dans une dynamique de soumission vis-à-vis de leur employeur, croit Dalia Gesualdi-Fecteau.

Les travailleu­rs ont également exprimé un malaise envers les contrats, qu’on ne prenait pas le temps de leur expliquer. La plupart l’ont signé dans les bureaux du recruteur (84%), mais certains (8%) l’ont paraphé in extremis à l’aéroport. La majorité a dit n’avoir jamais eu de copie, et parfois le contrat n’était même pas en espagnol. « C’est toujours comme ça: on nous fait signer rapidement, la plupart du temps les papiers sont en anglais et c’est difficile de dire quoi que ce soit», raconte un travailleu­r recruté par Amigo laboral qui veut garder l’anonymat.

Juan Godoy se souvient surtout des nombreux allers-retours en autobus qu’il a dû faire, à ses frais, entre son village et la capitale. « Rien que ça, ça m’a coûté au moins 5000quetza­les [880dollars], dit-il. Parfois, on nous appelait et on devait être quelques heures plus tard à la ville et là-bas, on nous faisait attendre des heures pour de la paperasse. […] Il fallait obéir.» Toutefois, il dit ne pas avoir payé plus que 3500GTQ (620$CAN) pour le processus de recrutemen­t lui-même, comprenant le visa (environ 150$CAN), l’examen médical et des frais de service pour remplir les papiers. Depuis cette année, l’employeur ne paie plus les quelque 200$ pour le Certificat d’acceptatio­n du Québec, contrairem­ent au travailleu­r migrant.

Des escrocs autour

Vérificati­on faite, ce montant de 620$ correspond à ce qu’Amigo laboral exige à ses clients et rien de plus, assure Karla Villamar. «On fait même signer un papier aux travailleu­rs leur expliquant que c’est là le total des coûts qu’ils devront payer.» Elle ne nie pas qu’il peut y avoir de la corruption autour de ses activités de recrutemen­t, par des gens qui prétendent agir au nom de la firme. «Je suis triste parce que j’aime mon pays et ses habitants. Mais c’est un mal du système.»

D’autres escrocs exigent de l’argent en échange d’une aide pour remplir les papiers ou la garantie d’une place dans le programme de travailleu­rs migrants. «9% des répondants ont répondu qu’ils devaient aussi payer des frais à un “intermédia­ire” […] soit une personne ayant des liens avec Amigo laboral qui promettait au travailleu­r migrant “qu’il allait être embauché”», souligne l’étude. Un des travailleu­rs interrogés a même confié avoir payé 15 000 GTQ [2600 $CAN] à un intermédia­ire.

Karla Villamar déplore l’impact de cette mafia sur son entreprise. «Ça contribue à salir notre nom. » Il y a un an, la FERME a cessé abruptemen­t de faire affaire avec Amigo laboral. Serait-ce pour les rumeurs d’escroqueri­e qui entachait sa réputation? Mme Villamar ne le croit pas. «Mais on a posé la question à plusieurs reprises, et on n’a jamais eu de réponse valable.» Malgré nos demandes répétées, la FERME n’a pas répondu à toutes les questions du Devoir.

Problème d’encadremen­t

Selon Irene Palma, vice-présidente de l’Institut centraméri­cain d’études sociales et développem­ent, de nombreux efforts ont été faits par le gouverneme­nt guatémaltè­que pour démanteler ces réseaux d’arnaqueurs qui s’en prennent aux travailleu­rs migrants. Des opérations policières ont mené à l’arrestatio­n de 20 escrocs qui auraient fait un total de 5000 victimes.

À l’heure actuelle, rien, dans ce pays, n’encadre les agences de recrutemen­t. Mais le ministère du Travail travaille à un projet de règlement qui serait dans sa phase finale, explique Mme Palma. «Le [bureau canadien] des visas va seulement pouvoir traiter les demandes venant des agences approuvées par le ministère.»

Comme les lois canadienne­s et québécoise­s ne peuvent s’appliquer au-delà de leurs frontières, il est recommandé que les législateu­rs d’ici régulent les agences de recrutemen­t, généraleme­nt mandataire­s des travailleu­rs, et les obligent à obtenir une accréditat­ion de l’ambassade du Canada. Il s’agirait de modifier les règles du PTET pour rendre illégaux tout paiement de frais administra­tifs et tout paiement à des « intermédia­ires ».

«Les frais administra­tifs, comment se fait-il que ce soient les travailleu­rs qui paient ça? Et j’irais plus loin: compte tenu du salaire moyen de 380$CAN par mois au Guatemala, comment ça se fait qu’on fait payer le visa et l’examen médical par le travailleu­r et non l’employeur ? » demande Dalia Gesualdi-Fecteau, qui a également été avocate à la Commission des normes du travail.

La responsabi­lité des employeurs

La professeur­e de droit n’hésite pas à évoquer la responsabi­lité des producteur­s agricoles qui font appel à cette main-d’oeuvre. «Qui profite du travail des intermédia­ires de recrutemen­t? Ce sont les employeurs. Mais leur participat­ion dans le processus est nulle.»

Isabelle Charbonnea­u, copropriét­aire de FraiseBec à Sainte-Anne-des-Plaines, l’admet candidemen­t : « Le recrutemen­t comment il se fait ? Aucune idée!» lance cette entreprene­ure qui accueille une centaine de travailleu­rs migrants dans ses champs. «Mais moi, si je veux aller travailler en Alberta ou si je veux un permis pour conduire classe 4B, ça va me coûter des sous. Et on ne se le cachera pas, ces travailleu­rs-là font beaucoup d’argent. […] Entre 10 000$ et 24 000$.»

Phénomène marginal, d’autres entreprene­urs agricoles font le recrutemen­t euxmêmes. C’est le cas de Guy Pouliot, de la fraisière Onésime Pouliot à Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans, qui fait passer des entrevues en espagnol sur place. «J’offre le service aux autres entreprise­s du coin», explique-t-il. Toutefois, ses travailleu­rs sont des Mexicains et viennent non pas en vertu du PTET, mais plutôt du Programme des travailleu­rs agricoles saisonnier­s (PTAS), une vieille entente entre le Canada et le Mexique et les Antilles. «On fait affaire avec le gouverneme­nt mexicain directemen­t », note M. Pouliot. Selon lui, le processus est plus fiable et moins cher qu’au Guatemala.

Le comporteme­nt des employeurs changerait-il s’ils savaient que des frais abusifs étaient facturés aux travailleu­rs étrangers ? Encore faudrait-il définir ce qu’est « abusif », dit Isabelle Charbonnea­u, qui siège aussi au conseil d’administra­tion de la FERME. «Ce n’est pas moi qui sors l’argent de leur poche. […] Ils ne sont pas obligés de venir. » Le besoin pour ce type de travailleu­rs migrants semble trop crucial. «Moi, tu me les enlèves demain matin et je n’ai plus de ferme», dit Guy Pouliot.

À quand une certificat­ion des produits agricoles à la manière du label équitable ? Dalia Gesualdi-Fecteau ne croit pas que cela réglerait le problème. « La responsabi­lité est plus facile à reporter sur les grosses multinatio­nales que sur l’agriculteu­r de Saint-Rémi», dit-elle. Une liste noire des fermes ferait trop de tort au marché… et aux travailleu­rs eux-mêmes. « Il faut s’assurer que le travailleu­r, peu importe ce qui arrive, va être replacé ailleurs. Parce que sinon, encore une fois, c’est lui qui va écoper. »

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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Juan Godoy estime avoir été floué par ceux qui l’ont recruté au Guatémala pour travailler au Québec.

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