Le Devoir

Des photograph­es recadrés

- ISABELLE PORTER

La liberté des photograph­es est de plus en plus compromise durant les festivals de musique. Des artistes exigent d’approuver les clichés avant qu’ils soient diffusés; d’autres refusent carrément qu’on les prenne en photo. Zoom sur une forme de censure méconnue.

Bruno Mars était l’une des têtes d’affiche du Festival d’été 2013, mais le Festival n’en a gardé aucune trace. «On n’a rien au Festival, aucune trace de son passage, pas de vidéos, pas de photos», raconte la directrice des communicat­ions, Luci Tremblay.

Prétextant le décès récent de sa mère, l’artiste avait interdit aux photograph­es de s’approcher de la scène. « Même la vidéo de captation n’a pas

été enregistré­e», raconte Stéphanie Legros, elle aussi de l’équipe du FEQ.

Les mesures de contrôle prennent différente­s formes. Par exemple, certains agents d’artistes tolèrent les photograph­es à condition de pouvoir choisir les clichés qui seront publiés. Les caméras s’exécutent alors durant les premières chansons, puis suit le ballet des autorisati­ons.

«On a un line-up de photograph­es qui attendent, et le gérant regarde chaque appareil et approuve les photos», décrit Stéphanie Legros. Il s’agit, dit-elle, de «cas extrêmes », mais elle concède qu’on ne voyait pas ça auparavant. «On travaille très très fort pour faire tomber le plus de

contrainte­sFrancis Vachon,possible », un dit-elle. photograph­e de Québec qui collabore notamment au Devoir, a souvent dénoncé ces contrainte­s ces dernières années. « Pour moi, ça serait l’équivalent de demander à un journalist­e de voir le texte avant publicatio­n. Personne n’oserait demander ça et pourtant, c’est ce qu’on nous demande », s’insurge-t-il. Le problème est plus criant depuis «trois, quatre ans», ditil. Avant cela, les photograph­es avaient l’habitude de se faire imposer la règle des trois chansons, selon laquelle tous les clichés doivent être réalisés durant les trois premières pièces du spectacle. «On était habitués à un contrôle en ce qui a trait au temps, mais depuis quelques années, on fait face à des restrictio­ns de nature créative, ou ils veulent carrément un contrôle sur nos images.»

Pour le photograph­e montréalai­s André Cornellier, le contrôle de l’image est une

«tendance lourde» et les photograph­es ne sont pas les seuls à

en pâtir. «C’est évident que ça devient aseptisé. Tout est retouché, personne n’a de rides, tout le monde est maigre et a un beau teint. Plus personne n’a de poches en dessous des yeux, personne ne vieillit. Ça devient en plastique. Tout le marché du spectacle est comme ça. […] Le côté humain s’en va. »

Privés de leurs droits d’auteur

Pire encore, certaines équipes de production exigent des photograph­es qu’ils leur cèdent tous les droits sur leurs photos. Sinon, c’est zéro accès à la scène. « J’espère qu’ils vont finir par se rendre compte que ça n’a pas de bon sens, poursuit Francis Vachon. Des artistes qui vivent de leurs droits d’auteur devraient comprendre le principe du droit d’auteur. Ce sont eux les pires quand vient le droit de restreindr­e le droit d’auteur d’un autre. Ça n’a pas de bon sens ! »

Il y a deux ans, Taylor Swift avait cherché à imposer une telle clause lors de son concert à Montréal. L’affaire avait d’autant plus choqué que la chanteuse avait auparavant dénoncé le non-respect des droits d’auteur chez Apple. De nombreux médias montréalai­s l’avaient alors boycottée.

À l’extérieur du Québec, les mêmes questions se posent, selon Scott Legato, un photograph­e spécialisé dans les concerts rock pour Getty Images. Récemment, un groupe lui a demandé de céder ses droits pour son spectacle à Detroit. Il a refusé et le groupe a finalement cédé. «Je leur ai dit qu’il n’était pas question que je leur donne mes photograph­ies.»

Malgré tout, il a dû se plier à des exigences sévères pour couvrir la tournée de la chanteuse Adele. «J’étais le seul photograph­e accrédité. J’ai photograph­ié les cinq premières chansons et quand j’ai eu terminé, son assistante personnell­e a regardé ce que j’avais pris. Elle a sélectionn­é les images que je pouvais envoyer à Getty.»

Quand on lui fait remarquer que cela revient à exiger d’un journalist­e qu’il fasse réviser son texte par l’artiste qu’il couvre, il a répliqué que la question se posait. «Je ne l’avais jamais vu comme ça. C’est vrai que ça affecte notre liberté d’expression. La liberté d’expression touche aussi la photo. »

Les festivals perdants eux aussi

Selon lui, ces contrainte­s découlent de l’arrivée des nouveaux médias et de nombreux photograph­es amateurs autour

«Ça donne quoi de bloquer les photograph­es quand tout le monde ?» est là dans la foule avec son téléphone à prendre des photos et des vidéos Luci Tremblay

des scènes. «Aujourd’hui, tout le monde a sa caméra, son téléphone cellulaire. Il y a tellement de photograph­es sur le Web qu’ils multiplien­t les restrictio­ns pour les laissez-passer, dit-il. C’est leur façon de contrôler.»

Au Festival, on a réagi à cela en resserrant le système d’accréditat­ion des médias.

«On en a de plus en plus [d’exigences] mais on est capable de négocier, explique Stéphanie Legros. On leur dit qu’on a un système d’accréditat­ion, qu’on peut leur envoyer notre liste de médias. On leur explique qu’il y a deux relationni­stes sur place. Ça a souvent un effet rassurant.»

Les artistes, poursuit Luci Tremblay, pensent souvent à tort «qu’ils s’en viennent dans un autre aréna» et sous-estiment l’impact visuel du site des Plaines. « Pour les Rolling Stones, ça avait été très difficile», explique-t-elle. Ils avaient bloqué tous les photograph­es américains parce que ces derniers les avaient déjà vus ailleurs. «Je lui ai expliqué que nous, on payait pour les faire venir, qu’on avait besoin de cette publicité-là.»

À quoi doit-on s’attendre pour l’avenir? Luci Tremblay n’ose pas se prononcer, mais chose certaine, on fait face à un beau paradoxe selon elle. «Parce qu’à un moment donné, ça donne quoi de bloquer les photograph­es quand tout le monde est là dans la foule avec son téléphone à prendre des photos et des vidéos ? »

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