Un poète au volant d’un 28 000
Dans son camion, Jean-François Caron cherche à lutter contre son sentiment d’inutilité
De l’autre côté de la fiction. Durant tout l’été, Le Devoir part à la rencontre d’écrivains gagnant leur croûte dans des boulots plutôt éloignés de la littérature. En apparence.
«Poétique» n’est pas forcément le premier qualificatif à surgir entre vos deux oreilles lorsque vous stationnez entre les pompes à essence et la succursale d’une chaîne de pizza graisseuse d’un truck-stop d’Anjou. À moins de nourrir une vision singulièrement saugrenue de l’urbanisme, ou de vous appeler Jean-François Caron.
«Quand j’observe ce qui m’entoure dans la vie, mon regard est toujours narratif, poétique, explique l’écrivain. Quand je rencontre quelqu’un, quand je touche quelqu’un, quand je me blesse ou quand je fais l’amour, c’est narratif, poétique. Et quand j’aborde une pente prononcée dans les Truckee, ou en Utah, avec un camion qui pèse 80 000livres, je suis un texte qui prend son temps pour s’écrire. Une histoire que je suis le seul à lire ou à raconter.»
Il y a deux ans, taraudé par l’angoisse de ne pas être utile à grand-chose, malgré l’accueil chaleureux réservé à ses romans Nos échoueries et Rose Brouillard, le film, Jean-François Caron annonce à sa blonde qu’il retourne sur les bancs d’école, afin d’apprendre à maîtriser ces mastodontes de métal communément appelés camions. Après avoir travaillé dans le milieu du journalisme et de la culture, l’homme de mots aspirait à un défi physique propre à raviver son emprise sur un réel qui semblait de plus en plus lui glisser entre les doigts. Il fallait absolument renouer un lien entre son quotidien et une forme d’authenticité ne pouvant se manifester que dans les muscles et la sueur.
Passer derrière le volant lui permettrait aussi de cesser de se heurter aux limites matérielles de la vie d’auteur. Bien que Caron s’estime choyé d’avoir pu bénéficier de bourses, il rappelle qu’elles contraignent souvent à une vie monacale, en retrait de la société, de ses plaisirs et de l’oxygène que ces derniers fournissent à la fiction.
«C’est beau d’être un écrivain subventionné, mais à un moment donné, il faut que tu ailles vivre quelque chose si tu veux continuer d’écrire, note le camionneur. Tu ne peux pas rester assis sur ton divan pendant 18 mois, avec 18 000 $, et écrire une oeuvre valable. À un moment donné, c’était le camion ou mourir d’inanition. »
Malgré sa lointaine expérience d’installateur de chauffeeau (une vraie job de bras) et sa lignée peuplée de gars de camions et d’autobus, l’apprenti partait de loin. «J’avais de la misère à conduire un char manuel et là, fallait que je conduise un 13 vitesses, ou un 18 vitesses à double clutch. Je sais pas si tu sais c’est quoi, un 18 vitesses à double clutch, mais c’est pas évident.»
Du monde dans les idées
Dans une des scènes clés de De bois debout, le troisième et plus récent roman de JeanFrançois Caron paru cet hiver,
un jeune homme, étudiant universitaire, épie dans un restaurant, à la table d’à côté, une conversation particulièrement insignifiante entre des gens issus d’un milieu populaire.
Extrait: «C’était une histoire de vêtements. Quelque chose qu’une femme avait porté la veille dans un bar. Ç’aurait pu être autre chose. N’importe quoi de banal. Le problème, c’était ce réflexe qu’il avait eu de les dénigrer, juste dans sa tête, mais quand même, parce que leurs préoccupations lui semblaient tellement banales, sans intérêt. Il aurait voulu en pleurer lorsqu’il avait compris ce qui venait de se passer. Lorsqu’il avait pris conscience de ce regard qu’il avait porté sur eux.»
Ce jeune homme, devenu père, s’appliquera jusqu’à sa mort à tenir son fils à distance des livres et à tenter d’instiller en lui une suspicion à l’égard des prétentions de la fiction à nommer le réel. Sans y parvenir
Ce père méfiant à l’égard de la littérature et ce fils émerveillé par le potentiel magique du langage, leur créateur les porte comme de raison profondément en lui, dans un éternel dialogue irrésolu. «Sauf que, dans ma vie, ce n’est pas conflictuel, précise-t-il. C’est une sorte de mariage. J’ai besoin de cet enlacement, de ce métissage. Et je pense que le monde irait bien mieux si les intellectuels sortaient juste un peu plus de leurs bureaux pour aller à sa rencontre. Il faut du monde dans les idées, et des idées dans le monde. Une relation à double sens.»
Un besoin de littérature
Ne prenez surtout pas JeanFrançois Caron pour un de ces esprits chagrins qui relèguent la littérature au rang des entreprises vaines. Au contraire.
«Pour moi, la littérature est particulièrement importante, parce que c’est la seule façon avec laquelle je suis capable d’envisager une certaine vérité, affirme celui dont l’oeuvre compte aussi deux recueils de poésie. Pour moi, la fiction, c’est un laboratoire d’expérimentations pour comprendre le monde. Mais si je veux le comprendre, le monde, il faut d’abord que je l’investisse. C’est un peu ça, mes mains pleines d’huile, le camion pris dans la boue ou sur la glace, la fatigue des longs trajets, le stress des douanes… C’est ce qui m’attache au monde, ce qui m’incarne dans le réel.»
Sans aller aussi loin que Dany Laferrière, qui regrettait jadis que notre littérature en soit une de «profs de cégep», Caron observe un fossé se creuser entre les angoisses et les émerveillements d’un vaste lectorat, et ceux d’une fiction débordant de personnages d’auteurs et de profs. «Je sais que c’est un irritant pour bien des lecteurs. Est-ce que la littérature en souffre? Ce que je sais, c’est que le monde a besoin d’une littérature plus proche de lui.»
Un p’tit gars content
S’il n’exclut pas l’idée d’un jour transporter du côté du roman ses expériences de route, Jean-François Caron ne mange pas a priori de l’asphalte dans l’espoir de récolter sur les chemins du continent la matière d’un best-seller. De ses voyages de seize heures vers les Maritimes, ou de ses escapades de six, sept, voire huit jours vers l’Arizona ou la Californie, le barbu revient sans cesse avec un respect renouvelé pour le travail de ses collègues, ainsi qu’avec un répertoire bien garni d’histoires impossibles. Les exhibitionnistes prennent souvent, semble-t-il, les camionneurs comme témoins (plus ou moins) privilégiés de leurs ébats.
«Je voulais vivre la véritable fatigue du corps, le déracinement constant, la perte des repères », conclut celui qui entend continuer de passer de la classe d’un cégep, où il enseigne, à l’habitacle d’un gros truck. «Je voulais rencontrer des gens, voir du pays. Pis, t’sais, maîtriser une machine de cette grosseur-là, c’est grisant. Il y a un p’tit gars content qui se réveille dans ma tête chaque fois que je réussis à reculer ça dans un recoin serré. »