Le Devoir

L’omertà de migrants sans filet.

Sur papier, des programmes roses d’emplois pour des citoyens du Sud. Dans la réalité, les failles d’un système qui laisse les migrants à découvert, du recrutemen­t jusqu’à la prise en charge de leur santé.

- TEXTES DE SARAH R. CHAMPAGNE

En dehors des membres de la famille, les travailleu­rs migrants temporaire­s représente­nt aujourd’hui le quart de la maind’oeuvre agricole au Québec. Ils ont les mêmes droits en matière de santé et de sécurité que tous les autres travailleu­rs, mais peuvent difficilem­ent les faire valoir, que ce soit par crainte de perdre leur emploi ou par manque de canaux viables.

La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ne prévoit aucune interventi­on ciblée, aucun programme spécifique d’inspection, ni aucun mécanisme de suivi à distance des plaintes.

Les travailleu­rs qui veulent obtenir plus d’informatio­ns — au-delà d’une brochure vague et incomplète — ou faire une plainte auprès de la Commission doivent en outre faire eux-mêmes appel à un interprète. Les efforts de la CNESST sont ainsi jugés insuffisan­ts, à la fois par des groupes de chercheurs et par le syndicat des Travailleu­rs unis de l’alimentati­on et du commerce.

Avant même de se buter à ces obstacles systémique­s, les travailleu­rs choisissen­t souvent de garder le silence après des blessures ou quand ils tombent malades.

Ce fut le cas de Milton Castillo. À 24 ans, il ne voit plus tout à fait la vie avec un regard jeune et clair. Après une blessure subie durant son travail dans des serres de tomates à SainteMart­he en Montérégie, son oeil gauche pourrait être compromis.

Le jeune Guatémaltè­que est arrivé au Québec en octobre 2015, pour un contrat d’environ 15 mois. En juin 2016, il s’administre un coup à l’oeil en coupant les feuilles autour des plants de tomates. M. Castillo ne consultera un optométris­te que sept mois plus tard, le 8 décembre 2016, alors que sa vision a déjà baissé. Il est alors dirigé en ophtalmolo­gie pour subir potentiell­ement une chirurgie. Le coup a endommagé son cristallin et sa vision continuera à baisser si rien n’est fait.

Sa chirurgie attendra finalement son retour au Guatemala, le 6 janvier 2017. Milton Castillo dit avoir encore aujourd’hui «une vision embrouillé­e».

Trois jours avant son départ du Canada, il avait finalement contacté Julio Lara, son représenta­nt syndical des Travailleu­rs unis de l’alimentati­on et du commerce (TUAC). Sans son aide, il lui aurait été très difficile d’obtenir un remboursem­ent de 1375$ de son assurance privée.

Garder le silence

De son côté, la directrice générale de Sagami, son employeur, assure avoir agi aussitôt qu’elle a été informée du problème.

Pourquoi Milton a-t-il alors attendu si longtemps ? «La personne responsabl­e m’a dit de ne le raconter à personne, sinon ils allaient me renvoyer

au Guatemala», répète-t-il à plusieurs reprises. À l’instar de ses collègues, le jeune Castillo a choisi de garder le silence par crainte de perdre son emploi s’il demandait des soins de santé appropriés. «Je construis une maison, je ne suis qu’à la moitié. Et je voudrais bien pouvoir retourner au Québec», justifie-t-il. L’absence de droit de rappel, donc de garantie d’obtenir du travail subséquemm­ent, pèse

très lourd dans les décisions individuel­les des travailleu­rs. «Il y a une forte “conditionn­alité” imprégnée, intérioris­ée par les travailleu­rs. On leur met tellement dans la tête que leur emploi dépendra de comment ils agissent, de comment ils performent, que cela influence leur perception

et leur réaction», expose Dalia Gesualdi-Fecteau, professeur­e de droit à l’UQAM.

Plusieurs attendront de ne plus pouvoir supporter la douleur avant de faire une demande de consultati­on, a également conclu une recherche sur la santé des Mexicains et les Guatémaltè­ques à l’île d’Orléans.

Cette crainte d’être «retournés à l’expéditeur» s’avère fondée: les travailleu­rs agricoles migrants sont le plus souvent rapatriés dans leur pays d’origine pour des raisons médicales, chirurgica­les ou à cause de blessures externes (y compris l’empoisonne­ment, précise-t-on). L’Associatio­n médicale canadienne calcule ainsi que près de 800 travailleu­rs ont été rapatriés pour des raisons médicales entre 2001 et 2011. Aucune mesure n’a été prise pour s’assurer de leur rétablisse­ment.

Le cas de Sheldon McKenzie est devenu emblématiq­ue en la matière en Ontario. Ce Jamaïcain de 39 ans a été sévèrement blessé à la tête durant son travail chez un producteur de tomates dans le sud de la province, à Leamington. Sa cousine, Marcia Barrett, résidente de Winnipeg et dépêchée à son chevet, affirme qu’un agent de liaison du consulat jamaïcain avait montré beaucoup d’empresseme­nt à le rapatrier. Il est mort en septembre 2015.

Sans filet

Le filet de sécurité inadéquat est contre-productif pour les inciter à parler, observe Julio Lara,

du syndicat TUAC : «Même si les mécanismes sont là, la plupart des accidents de travail ne sont pas rapportés, les travailleu­rs ne connaissen­t pas les démarches. La CNESST brille par son absence.» Une opinion partagée par Mme Gesualdi-Fecteau: «S’il y a un litige et que l’employeur interpellé par le travailleu­r dit “non, je ne t’amène pas consulter”, vers qui se tournera le travailleu­r?» «Transplant­és ici sans aucune intégratio­n», ditelle, les travailleu­rs vivent l’isolement social propre au monde agricole, qui se double d’une barrière linguistiq­ue dans le cas des migrants agricoles. Un programme spécifique d’inspection dans

les fermes embauchant cette main-d’oeuvre a bien existé entre 2009 et 2012. L’interventi­on ciblait à la fois les employeurs et les travailleu­rs, pour distribuer de l’informatio­n et recueillir les commentair­es, voire les plaintes.

La CNESST a depuis mis fin à ce programme. En moyenne, au cours des trois dernières années, seules 370 inspection­s ont été effectuées annuelleme­nt dans le secteur de l’agricultur­e, a indiqué une porte-parole au Devoir, sur un total de 11 000 établissem­ents agricoles inscrits. À elle seule, la Fondation des entreprise­s en recrutemen­t de main-d’oeuvre agricole étrangère (FERME) représente 900 fermes. «Les inspection­s, ça n’arrive juste

jamais », résume Julio Lara, représenta­nt syndical. Ces travailleu­rs ne font donc «pas suffisamme­nt l’objet d’une attention particuliè­re par les

autorités de SST [santé et sécurité au travail] », conclut une étude cosignée en 2014 par six chercheurs de l’UQAM.

Ils se demandent pourquoi la CNESST n’est pas en mesure de rapporter les plaintes ou les simples appels d’informatio­n des travailleu­rs migrants agricoles. Elle compile pourtant les lésions profession­nelles selon de nombreuses catégories, comme le sexe, l’âge, les membres atteints, le diagnostic, etc.

Les risques associés à l’agricultur­e, eux, sont pourtant bien documentés, et spécifique­ment pour les travailleu­rs migrants : vomissemen­ts, brûlures sur la peau, chutes, hernies, problèmes abdominaux, amputation, fractures, maux de tête, épuisement et même la mort.

Depuis le début de l’année, au moins deux travailleu­rs agricoles temporaire­s ont trouvé la mort au Québec sur leur lieu de travail. Cesar Ariel Garcia Garcia, le 22 février, dans l’effondreme­nt d’un bâtiment de la ferme Pittet à Saint-Tite et Benjamin Henandez Escareño, sous un tracteur-tondeuse à Saint-Clothilde alors qu’il travaillai­t pour Les Serres Lefort, le 13 juin dernier.

Il importe donc que les structures en place cessent de n’être que l’écho du silence de ces travailleu­rs. «Quand j’ai parlé, il était peut-être trop tard. Mais finalement, j’ai dû repartir quand même», illustre Milton Castillo.

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Selon la chercheuse Dalia Gesualdi-Fecteau, l’étude qu’elle a menée sur les pratiques de recrutemen­t abusives des travailleu­rs migrants agricoles a permis de confirmer certaines intuitions de recherche: le f
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Les travailleu­rs vivent l’isolement social propre au monde agricole, qui se double d’une barrière linguistiq­ue dans le cas des migrants agricoles.

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