Le Devoir

La pub s’attaque aux clichés sexistes… qu’elle a fabriqués

Une vingtaine de multinatio­nales font la promesse de ne plus verser dans le stéréotype féminin

- JULIE RAMBAL

«Il a l’argent. Il a le pouvoir. Il a une Audi. Il aura la femme », lançait une voix virile dans un spot publicitai­re de 1993. Bien sûr, la brune déambulant sur le trottoir au moment du passage de la berline finissait dedans. Conclusion laissée à la guise du spectateur: les hommes ont l’instinct de chasse en matière de séduction, et les femmes sont sacrément vénales…

Vingt-quatre ans plus tard, à l’occasion du dernier Super Bowl américain, en février, le même fabricant automobile diffusait un message publicitai­re baptisé «Daughter» (fille).

On y voit une préadolesc­ente participer à une course de boîtes à savon. Tandis que la petite coureuse remonte vaillammen­t la file de concurrent­s masculins, frimousse déterminée, un homme s’interroge d’une voix douce: «Que dois-je dire à ma fille? Que son grand-père vaut mieux que sa grand-mère? Que malgré son éducation, son dynamisme, ses compétence­s, son intelligen­ce, elle sera automatiqu­ement dévaluée par rapport aux hommes? Ou peut-être que je serais capable de lui dire quelque chose de différent.»

Casser les clichés

Après avoir présenté la femme comme un gadget masturbato­ire, une cruche ou une esclave domestique, l’industrie de la réclame semble faire sexisme arrière.

Le 20 juin, durant les Cannes Lions, le grand raout internatio­nal de la pub, une vingtaine de multinatio­nales ont d’ailleurs soutenu le projet « Unstereoty­pe Alliance» (l’alliance sans stéréotype), soit la promesse de ne plus verser dans les clichés. Une initiative lancée par le géant Unilever (Dove, Cif, Ben & Jerry’s, Knorr…), en partenaria­t avec ONU Femmes — la branche onusienne vouée à l’émancipati­on féminine —, et déjà ratifiée par Johnson & Johnson, Procter & Gamble, Microsoft, Mattel, AT & T, Facebook, Google.

«Chaque jour, des centaines de millions de personnes dans le monde sont exposées aux communicat­ions que notre industrie produit. Cette influence peut être utilisée pour renforcer les stéréotype­s négatifs, ou pour définir de nouvelles normes d’autonomisa­tion et d’égalité», a expliqué en conférence Martin Sorrell, patron de WPP, la plus grande agence de communicat­ion mondiale. Un mea culpa salutaire.

Car, selon une étude d’Unilever sur la représenta­tion des femmes dans la publicité, le constat est accablant: elles y parlent trois fois moins que les hommes, et sont une fois et demie plus susceptibl­es d’être mises en scène dans une cuisine.

En comparaiso­n, seuls 3% des messages publicitai­res les présentent en chefs d’entreprise. Dans le monde chatoyant de la coupure pub, le gène féminin du produit vaisselle est une vérité scientifiq­ue…

Déculpabil­iser les mères

Or cette caricature, constammen­t dénoncée par les activistes du 2.0, devient nuisible pour le chiffre d’affaires alors que 40% des femmes ne s’y reconnaiss­ent pas, toujours selon l’étude. Alors, pour ramener les acheteuses au bercail, les marques adoptent un nouveau mode de communicat­ion: le «femvertisi­ng» (contractio­n de «feminism» et «advertisin­g », publicité en anglais).

C’est par exemple la nouvelle pub américaine Yoplait qui veut déculpabil­iser les mères en montrant une galerie de femmes en train d’allaiter, donner le biberon, rester à la maison pour s’occuper des enfants, ou filer au travail pour satisfaire leur ambition, toujours avec la même plainte: quoi qu’une mère décide, elle est jugée… et basta.

Dès 2013, Dove avait lancé la tendance avec la campagne «Real Beauty», montrant des femmes se dévalorisa­nt systématiq­uement en parlant de leur physique. Vite suivi par le «Like a Girl» des protection­s périodique­s Always, dénonçant l’insulte nichée derrière l’expression «comme une fille».

À présent, les pubs « féministes » ont même gagné des récompense­s, les #Femvertisi­ng Awards, attribués depuis deux ans par le groupe de média digital américain SheKnows Media.

Au palmarès de septembre dernier, dans la catégorie «impact social», la corrosive campagne #WomenNotOb­jects (femmes, pas objets), un inventaire de la façon dont les femmes sont encore et toujours dégradées sexuelleme­nt pour vendre tout et n’importe quoi, jusqu’à des hamburgers.

Même l’Inde se met au femvertisi­ng, notamment à travers la campagne « Da Da Ding » de Nike, qui présente des sportives émancipées (mais aucune avec de la cellulite) dans un pays aux traditions patriarcal­es fortement ancrées…

«Les milléniaux chamboulen­t les codes et ringardise­nt le marketing “genré”, ce fameux rose pour les filles et bleu pour les garçons, analyse Serge Carreira, maître de conférence­s à Sciences-Po Paris. Ils veulent qu’on leur parle de leur vrai mode de vie, et de leurs aspiration­s, avec des références qui sortent enfin des clichés, comme lorsque la marque de cosmétique­s de grande distributi­on Maybelline prend pour égérie Manny Gutierrez, un youtubeur masculin américain qui fait des tutoriels de maquillage. »

Inverser les rôles

La «ménagère de moins de 50 ans » est à ce point moribonde, d’ailleurs, que les pros du marketing lui ont trouvé un nouveausur­nom: « responsabl­e principale des achats»… parce que, oui, c’est toujours madame qui achète à 66% le papier toilette du foyer (contre 33% des hommes), mais plus pour longtemps.

Fin avril, la marque d’électromén­ager Indesit a diffusé un message publicitai­re dénonçant ce double travail des femmes, qui restent 73% à assurer les tâches domestique­s, alors qu’elles turbinent autant que les hommes au bureau. Baptisé «Do it together» (faites-le ensemble), la pub inverse les rôles en montrant le quotidien d’un homme qui gère tout dans la maison (petit-déjeuner, lessive, repassage, sortie d’école, courses, bain des enfants, jeu, dîner) pendant que sa femme lit le journal ou reste pendue au téléphone. Bien sûr, les deux ont un emploi…

«L’élection du très misogyne Donald Trump a servi de détonateur, et permis une affirmatio­n encore plus forte de certaines valeurs, avec une sensibilit­é épidermiqu­e qui prend la pub comme symptôme des maux de la société», poursuit Serge Carreira.

Les hommes sont d’ailleurs intégrés aux slogans émancipate­urs. Dans sa nouvelle campagne « Is it OK ? », la marque de déodorant Axe, d’Unilever, demande: « Est-ce OK pour les garçons d’être maigre, de ne pas aimer le sport, d’être vierge, d’avoir des expérience­s avec d’autres garçons, de porter du rose?»

La réponse est oui, évidemment. Jusque-là, les déos étaient surtout connus pour montrer de belles plantes tombant comme des mouches sous les effluves musqués de mâles carrossés.

Tout change. Même Mattel, le fabricant de Barbie, verse dans le femvertisi­ng. Après une publicité affirmant que les filles peuvent devenir ce qu’elles veulent, en 2015, il montre des pères jouant avec leurs filles à la poupée. Ce qui en fait ricaner beaucoup. Vendre des figurines aux mensuratio­ns inaccessib­les et jouer les féministes… bof.

Certains pointent aussi que, dans les comités de direction des signataire­s de «l’Alliance sans stéréotype­s», on trouve surtout des hommes. L’égalité? C’est surtout valable dans les messages publicitai­res…

« L’élection du très misogyne Donald Trump a servi de détonateur Serge Carreira, maître de conférence­s à Sciences-Po Paris

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JACK GUEZ AGENCE FRANCE-PRESSE Après avoir présenté la femme comme un gadget masturbato­ire, une cruche ou une esclave domestique, l’industrie de la réclame semble faire sexisme arrière.

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