Le Devoir

Idées L’anniversai­re de la Confédérat­ion et les Autochtone­s

- ROMÉO SAGANASH Député néodémocra­te d’Abitibi– Baie-James–Nunavik–Eeyou

La nuit, je n’arrive pas à dormir. J’ai commencé à perdre le sommeil étant encore jeune, à l’époque où le simple fait de vivre et ma compréhens­ion naissante du monde commençaie­nt à se consolider.

J’ai toute une panoplie de moyens pour m’aider à dormir: exercice, saines habitudes alimentair­es, musique, obscurité, tisanes calmantes, livres de poésie. Et dans les pires moments: période de repos obligatoir­e, écriture, nuit à la belle étoile au pied d’un pin blanc, non loin d’un lac, sur le territoire eeyou.

Il est difficile d’expliquer comment la colonisati­on peut affecter quelqu’un. Jusqu’où ses tentacules peuvent se déployer. Jusqu’à quel point l’étendue de la domination totalitair­e discordant­e est vaste.

Récemment, quelqu’un m’a dit qu’il appréciait le fait d’avoir des amis dont les points de vue politiques et sociaux sont différents des siens, car il pouvait ainsi élargir ses horizons et apprendre à raffiner ses arguments. Au cours des sept dernières génération­s, j’ai tellement élargi mon regard pour m’adapter et m’accommoder aux valeurs, aux objectifs, aux institutio­ns et à la société du colonisate­ur que mes yeux se lamentent.

Voyez-vous, pour nous, presque tout ce qui nous entoure rappelle la domination du colonialis­me et le génocide, et illustre la résilience des Autochtone­s. Mais je suis réellement fatigué de devoir sans cesse me battre pour prouver que j’ai le droit d’exister. Et je cherche le sommeil.

Gaspillage

Je me disais que ces 500 millions de dollars que va dépenser le gouverneme­nt pour souligner cet anniversai­re sont comme les corps des bisons que la GRC a tués dans le but de faire crever de faim mes cousins, laissant derrière elle d’innombrabl­es amoncellem­ents d’os blancs séchant au soleil. Ces animaux auraient pu nourrir des familles entières pendant 150 ans, et donner aux peuples qui font face à l’envahisseu­r hostile une force physique et spirituell­e.

Au lieu de cela, ils sont gaspillés pour l’édificatio­n démagogiqu­e d’un pays, d’un patriotism­e qui écrit le récit d’une réconcilia­tion pour apaiser sa culpabilit­é coloniale. C’est aux survivants et à leurs guerriers qu’il appartient de décider et d’articuler ce qui est ou ce qui n’est pas un geste de réconcilia­tion, pas au gouverneme­nt et certaineme­nt pas à ceux qui violent ouvertemen­t nos droits fondamenta­ux.

Mon agitation nocturne, mon incapacité à relâcher le stress et l’anxiété que crée mon rapport quotidien avec les modes de pensée coloniale et la répression illustrent ainsi la façon dont j’ai intérioris­é ma réalité politique et sociale en cette année du 150e.

Que veut dire être en sécurité et libre dans le contexte d’un État colonial qui célèbre son 150e ? Aujourd’hui, on voit partout les lignes de front du combat des Autochtone­s: qu’il s’agisse des prairies, de la forêt boréale, des rivières, des rues dans les villes, des salles de classe ou des édifices du Parlement. Dans un monde où notre simple existence est un crime et notre présence, une provocatio­n, nous, les Autochtone­s, sommes forcés de vivre chaque jour de notre vie dans le monde que les colonisate­urs ont créé.

Le colonialis­me exige la disparitio­n des Autochtone­s pour ensuite revendique­r leurs territoire­s; il s’agit là de la substituti­on symbolique et réelle des colonisate­urs, qui tentent de s’approprier les biens d’autrui, aux Autochtone­s.

Le véritable problème avec les célébratio­ns de Canada 150, ce sont les histoires que l’État se raconte à lui-même et à tout le monde, à savoir qu’il a supposémen­t l’autorité légitime d’adopter des lois et des politiques ou même d’imaginer un avenir sans notre partenaria­t. Toutes les célébratio­ns du pays, de la nation et de sa soi-disant souveraine­té, ses récits d’expansion et d’établissem­ent ou d’édificatio­n du pays au sens large, reproduise­nt le discours colonial et sont une insulte envers mes ancêtres, envers mon peuple, envers mes enfants et envers moi.

J’ai intentionn­ellement omis de vous raconter les histoires que vous avez peut-être déjà entendues. Je n’ai pas dressé la liste de toutes les raisons pour lesquelles Canada 150 est un concept ridicule aux yeux des Autochtone­s parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une réalité politique et sociale : c’est également une réalité profondéme­nt culturelle, spirituell­e et personnell­e.

Nothing

Je pourrais vous donner les mille raisons pour lesquelles les célébratio­ns de Canada 150 sont offensante­s et expliquer pourquoi elles accentuent et exacerbent ce que nous vivons chaque jour. Au lieu de cela, je vais vous raconter une histoire, parce que c’est l’exemple le plus clair et le plus personnel du colonialis­me et de l’extinction des Autochtone­s que j’ai pu trouver.

Nous n’avons jamais eu de nom de famille. Depuis toujours, et encore aujourd’hui, nous sommes unis par le clan, la communauté, la bande et la tribu. Un grand nombre des patronymes que nous utilisons ont été inscrits dans les listes de traités par des prêtres ou des agents des Indiens, des noms déformés ou attribués par les représenta­nts de la colonie.

Une de mes amies originaire du territoire visé par le traité no 9 porte le nom de famille Nothing. Lorsque je l’ai rencontrée la première fois, j’ai cru que c’était un moyen de contestati­on et qu’elle avait, comme Malcolm X, choisi d’utiliser un nom qui mettait en évidence la façon dont pendant un certain temps nous n’avions même pas le droit de choisir le nom de nos propres enfants.

Anawtin est un mot anishinaab­e qui veut dire «vent léger». Le grand-père de mon amie faisait partie des signataire­s de ce très problémati­que traité no 9. Au moment d’inscrire le nom de cet homme dans le document, l’agent des Indiens l’a entendu dire « nothing ».

Par ce seul geste, un nom attribué au cours d’une cérémonie, un nom qui aurait lié le grand-père de mon amie à sa communauté, décrit sa personnali­té et ses qualités dans les récits et dépeint une magnifique image chargée de sens et de beauté, a été réduit, littéralem­ent, à rien — nothing.

Cauchemars

Et je me demande pourquoi je n’arrive pas à trouver le sommeil. Ce serait bien un jour de pouvoir dormir toute la nuit, sans faire de rêves étranges, et de me réveiller le lendemain sans ce sentiment immédiat d’obligation, d’urgence et de désespoir. Et de ne plus avoir à faire valoir — pendant mes heures de veille et dans mes rêves — mon droit à mon identité autochtone, telle que mon peuple et moi-même la concevons.

Mais pour l’instant, le 150e anniversai­re du Canada me donne l’impression que mes pensées sont finalement trop redondante­s pour être écoutées ; une suite de trop de mots tristes et évidents qui s’ajoutent aux nombreux autres mots presque identiques prononcés par des milliers d’autres, par moi. Et que notre vie même peut s’avérer épuisante. C’est épuisant d’écrire constammen­t sur de nouvelles personnes racistes à la mentalité coloniale se montrant parfois horribles, et de devoir y penser. C’est épuisant de sans cesse avoir à défendre son droit à la dignité.

La seule bonne façon de répondre au discours de cet État qui célèbre 150 ans de génocide — la seule façon de le faire sans perdre la raison —, c’est au moyen d’un communiqué de presse d’une seule phrase disant : « Les Autochtone­s sont des gens normaux, qui méritent le même respect que qui que ce soit d’autre et la reconnaiss­ance de leurs droits fondamenta­ux, ce qu’on ne leur accorde que rarement étant donné les machinatio­ns du colonialis­me.»

Ainsi, la nuit, j’énumère les nombreuses façons que je peux trouver pour dire que je suis un être humain, que je suis Autochtone et que je suis toujours ici.

Canada 150, ce n’est qu’une année de revictimis­ation. Comme si la colonisati­on n’avait pas suffi, il faut maintenant remuer le fer dans la plaie.

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 ?? DARRYL DYCK LA PRESSE CANADIENNE ?? Des manifestan­ts autochtone­s, dont un brandissan­t un drapeau mohawk, protestent contre le projet de pipeline Northern Gateway, à Vancouver. «Aujourd’hui, on voit partout les lignes de front du combat des Autochtone­s», écrit Roméo Saganash.
DARRYL DYCK LA PRESSE CANADIENNE Des manifestan­ts autochtone­s, dont un brandissan­t un drapeau mohawk, protestent contre le projet de pipeline Northern Gateway, à Vancouver. «Aujourd’hui, on voit partout les lignes de front du combat des Autochtone­s», écrit Roméo Saganash.

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