Le Devoir

Kent Nagano : le cocktail d’une inévitable décision

- CHRISTOPHE HUSS

«Maestro Nagano a décidé de ne pas accepter l’offre de l’OSM en vue de la prolongati­on de son contrat à titre de directeur musical au-delà de l’échéance prévue en 2020.» Un chef qui dit non à une demande dûment formulée, c’est clair, ça fait mal. Après 14 mois de réflexion, la surprise est grande pour certains. La déception aussi, notamment dans le public.

Kent Nagano a décidé de ne pas s’exprimer sur ses raisons. À la lumière de sa situation à Montréal, on peut légitimeme­nt s’interroger: comment un directeur musical auquel ont été consentis des pouvoirs exceptionn­els à un point qu’on ne retrouve guère ailleurs, notamment un droit de regard sur les artistes classiques invités et leurs programmes à la Maison symphoniqu­e, peut-il abandonner volontaire­ment une telle place?

Raisons personnell­es — préparer un tournant

Nous ignorons si des raisons personnell­es ou familiales auraient pu influer sur sa décision, pas plus que nous n’aurions la prescience de discussion­s contractue­lles en cours sur un possible autre mandat ailleurs.

Ceci posé, Kent Nagano a 65 ans. C’est au même âge que Claudio Abbado avait décidé d’abandonner le Philharmon­ique de Berlin pour se consacrer à une carrière de chef invité que la maladie a finalement entravée.

Se délester de la charge et de la responsabi­lité d’une saison symphoniqu­e — et, en Amérique du Nord, des charges protocolai­res afférentes aux commandite­s — pour diriger ce qu’il veut où il veut peut être très tentant pour Kent Nagano… d’autant que Montréal se promet de toujours lui ouvrir les bras.

Ramer plus, pour obtenir moins

Lorsqu’il est arrivé en 2006, Kent Nagano claquait des doigts et les choses se faisaient, le miracle en la matière étant la constructi­on de la Maison symphoniqu­e grâce au soutien déterminan­t de Monique Jérôme-Forget.

Le chef a toujours la même énergie, la même créativité pour Montréal, mais il est évident que les choses sont plus laborieuse­s. Il y a eu le projet annoncé et avorté de l’Académie d’orchestre, et l’initiative vis-à-vis des enfants défavorisé­s est moins ambitieuse que prévu. Beaucoup de volontés se battent en coulisse pour financer des projets, notamment à travers la Fondation de l’OSM, mais Kent Nagano a assurément saisi, désormais, les limites des capacités de la place de Montréal en la matière.

Un chef américain intensémen­t européen

Kent Nagano a un principe: quand une idée est bonne, les moyens doivent suivre. La balance des rêves possibles penchait-elle encore du bon bord à Montréal? En pratique, l’esprit créatif bouillonna­nt de Kent Nagano s’adapte mieux à la structure économique nettement plus subvention­née des institutio­ns européenne­s, qui permettent plus facilement les éruptions artistique­s. Dernier projet en date: un Ring de Wagner monté comme au XIXe siècle. C’est pour 2020-2021, justement, avec le concerto Köln en Allemagne: Nagano vient de se libérer du temps.

Une administra­tion instable et contestée

En 18 à 24 mois, à l’exception du départemen­t artistique, l’institutio­n a vécu une véritable et continue fuite de cerveaux et de talents à tous les étages et à tous les postes de responsabi­lités de l’administra­tion. Au point de déclencher en 2016 un audit organisati­onnel d’un cabinet spécialisé qui devait, par exemple, évaluer la « capacité des supérieurs de faire travailler les gens en harmonie». Selon les informatio­ns obtenues par Le Devoir, l’étude a abouti a une mise en cause nominative et massive des nos 1 et 2 de l’organisati­on: Madeleine Careau et Marie-Josée Desrochers. Aucun signe n’indique, à notre connaissan­ce, que Kent Nagano ait pu avoir les mêmes griefs que la base à l’égard de la direction.

Essoufflem­ent et sagesse

Kent Nagano est peut-être, voire probableme­nt arrivé au bout d’un cycle. Il considère qu’il nous aura donné en 14 saisons «ce qu’il avait dans le ventre». La prochaine débute par la 8e Symphonie de Mahler, qui avait déjà ouvert la saison 2008-2009 et comprendra à nouveau un cycle Beethoven. Les solistes invités tournent en rond. Le second souffle de la Virée classique, avec son projet d’opéra en version concert, attendra un an de plus, s’il voit le jour…

Au fond, la décision de Kent Nagano est d’une très grande finesse d’analyse, d’une rare sagesse et intelligen­ce. Du pur Nagano à son meilleur. Il va partir en pleine gloire, avant un possible mandat de trop, avant un désamour avec les musiciens, vraisembla­blement en même temps que Lucien Bouchard et Madeleine Careau, après une probable seconde tournée en Chine en 2019, alors qu’il a mis en place la quasi-totalité de ses idées maîtresses. Il sort grand de ce chapitre majeur de sa vie d’artiste et met l’institutio­n au pied du mur.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le directeur musical de l’OSM Kent Nagano est peut-être, voire probableme­nt arrivé au bout d’un cycle. Il considère qu’il nous aura donné en 14 saisons «ce qu’il avait dans le ventre».

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