Kent Nagano : le cocktail d’une inévitable décision
«Maestro Nagano a décidé de ne pas accepter l’offre de l’OSM en vue de la prolongation de son contrat à titre de directeur musical au-delà de l’échéance prévue en 2020.» Un chef qui dit non à une demande dûment formulée, c’est clair, ça fait mal. Après 14 mois de réflexion, la surprise est grande pour certains. La déception aussi, notamment dans le public.
Kent Nagano a décidé de ne pas s’exprimer sur ses raisons. À la lumière de sa situation à Montréal, on peut légitimement s’interroger: comment un directeur musical auquel ont été consentis des pouvoirs exceptionnels à un point qu’on ne retrouve guère ailleurs, notamment un droit de regard sur les artistes classiques invités et leurs programmes à la Maison symphonique, peut-il abandonner volontairement une telle place?
Raisons personnelles — préparer un tournant
Nous ignorons si des raisons personnelles ou familiales auraient pu influer sur sa décision, pas plus que nous n’aurions la prescience de discussions contractuelles en cours sur un possible autre mandat ailleurs.
Ceci posé, Kent Nagano a 65 ans. C’est au même âge que Claudio Abbado avait décidé d’abandonner le Philharmonique de Berlin pour se consacrer à une carrière de chef invité que la maladie a finalement entravée.
Se délester de la charge et de la responsabilité d’une saison symphonique — et, en Amérique du Nord, des charges protocolaires afférentes aux commandites — pour diriger ce qu’il veut où il veut peut être très tentant pour Kent Nagano… d’autant que Montréal se promet de toujours lui ouvrir les bras.
Ramer plus, pour obtenir moins
Lorsqu’il est arrivé en 2006, Kent Nagano claquait des doigts et les choses se faisaient, le miracle en la matière étant la construction de la Maison symphonique grâce au soutien déterminant de Monique Jérôme-Forget.
Le chef a toujours la même énergie, la même créativité pour Montréal, mais il est évident que les choses sont plus laborieuses. Il y a eu le projet annoncé et avorté de l’Académie d’orchestre, et l’initiative vis-à-vis des enfants défavorisés est moins ambitieuse que prévu. Beaucoup de volontés se battent en coulisse pour financer des projets, notamment à travers la Fondation de l’OSM, mais Kent Nagano a assurément saisi, désormais, les limites des capacités de la place de Montréal en la matière.
Un chef américain intensément européen
Kent Nagano a un principe: quand une idée est bonne, les moyens doivent suivre. La balance des rêves possibles penchait-elle encore du bon bord à Montréal? En pratique, l’esprit créatif bouillonnant de Kent Nagano s’adapte mieux à la structure économique nettement plus subventionnée des institutions européennes, qui permettent plus facilement les éruptions artistiques. Dernier projet en date: un Ring de Wagner monté comme au XIXe siècle. C’est pour 2020-2021, justement, avec le concerto Köln en Allemagne: Nagano vient de se libérer du temps.
Une administration instable et contestée
En 18 à 24 mois, à l’exception du département artistique, l’institution a vécu une véritable et continue fuite de cerveaux et de talents à tous les étages et à tous les postes de responsabilités de l’administration. Au point de déclencher en 2016 un audit organisationnel d’un cabinet spécialisé qui devait, par exemple, évaluer la « capacité des supérieurs de faire travailler les gens en harmonie». Selon les informations obtenues par Le Devoir, l’étude a abouti a une mise en cause nominative et massive des nos 1 et 2 de l’organisation: Madeleine Careau et Marie-Josée Desrochers. Aucun signe n’indique, à notre connaissance, que Kent Nagano ait pu avoir les mêmes griefs que la base à l’égard de la direction.
Essoufflement et sagesse
Kent Nagano est peut-être, voire probablement arrivé au bout d’un cycle. Il considère qu’il nous aura donné en 14 saisons «ce qu’il avait dans le ventre». La prochaine débute par la 8e Symphonie de Mahler, qui avait déjà ouvert la saison 2008-2009 et comprendra à nouveau un cycle Beethoven. Les solistes invités tournent en rond. Le second souffle de la Virée classique, avec son projet d’opéra en version concert, attendra un an de plus, s’il voit le jour…
Au fond, la décision de Kent Nagano est d’une très grande finesse d’analyse, d’une rare sagesse et intelligence. Du pur Nagano à son meilleur. Il va partir en pleine gloire, avant un possible mandat de trop, avant un désamour avec les musiciens, vraisemblablement en même temps que Lucien Bouchard et Madeleine Careau, après une probable seconde tournée en Chine en 2019, alors qu’il a mis en place la quasi-totalité de ses idées maîtresses. Il sort grand de ce chapitre majeur de sa vie d’artiste et met l’institution au pied du mur.