Le Devoir

La visite du voisin musicien

Le maître Tony Levin, à la fois mythique géant et gars ordinaire, revient au Québec avec King Crimson

- SYLVAIN CORMIER

De Peter Gabriel à Ferland, de Yes à Lennon, de Paul Simon à Bowie, de King Crimson à Kevin Parent, le maître bassiste a trouvé sa façon d’exulter dans toutes les situations. Entrevue avec un «musician’s musician», à quelques jours du retour de l’équipe d’élite de Robert Fripp.

«Une entrevue avec Tony Levin, ça vous irait?» Mazette! Le gros lot en prix de consolatio­n ! Faute de parler à Robert Fripp, ce génie à tête chercheuse et au doigté sûr qui guide comme un spéléologu­e avec une lampe sur le front la destinée de King Crimson depuis presque cinquante ans, l’as bassiste était tout disposé à jaser musique telle que jouée à la cour du roi cramoisi. Entre autres royaumes.

Dame ! Tony Levin est l’un des maîtres musiciens sur la planète. Et comme les meilleurs des meilleurs, il sait ce qu’il vaut tout en n’étant jamais juché sur un piédestal. Il aime jouer. Il aime « apprendre et progresser ». Cet homme, à la fois mythique géant chauve et gars ordinaire, affirme qu’il a autant de plaisir à accompagne­r Peter Gabriel que… Kevin Parent. Et on le croit. Il y a dans le naturel de la conversati­on qu’il installe une calme assurance : Tony Levin sait ce qui le rend heureux, se trouve très exactement là où il veut être. «Au service du matériel, tout en demeurant moi-même… »

Et ces jours-ci, Tony est de retour avec Robert Fripp et son King Crimson. Une relation « qui fonctionne selon ses propres paramètres », préciset-il. «Robert est l’âme du groupe, évidemment, et sa perception de l’utilisatio­n de cet instrument à plusieurs têtes et bras est très nette dans son esprit. Et les musiciens qu’il intègre au groupe sont choisis en fonction de ce qu’il cherche à accomplir. J’ai la chance d’être souvent rappelé, depuis les années 1980, ce qui me vaut d’être perçu comme un membre permanent. Mais c’est chaque fois une décision de sa

part. Et chaque fois une occasion de repenser ma façon de jouer. Cette fois, nous avons trois batteurs dans la formation. Ils ne jouent pas d’une façon normale, chacun doit trouver sa place: Robert leur a tout simplement dit de “reinvent rock drumming”… »

Confiance et exigence

Franc rire au bout du fil. «C’est en même temps une boutade et la vérité. Robert les a choisis parce qu’il les croit capables de remplir la commande. » Confiance et exigence. «Il s’attend aussi à ce que je fasse avancer le véhicule. Dans ce spectacle, il y a plusieurs pièces des années 1970 et même des années 1960, c’est-à-dire bien avant mon arrivée dans le groupe. Les lignes de basse sont fantastiqu­es, et tous les fans les connaissen­t, particuliè­rement celles de John Wetton. Je veux faire honneur à son travail, tout en jouant à ma façon. Alors la seule façon de procéder est de répéter beaucoup, jusqu’à intégrer complèteme­nt ces lignes: après, et seulement après, je peux décider ce que je dois en garder et ce que je peux changer. Heureuseme­nt, avec King Crimson, nous répétons beaucoup. »

On parle ici de semaines et de semaines de constante expériment­ation. «C’est un luxe. Ces répétition­s permettent des essais et des erreurs, la part consciente du travail. Pour en arriver à un point où ce n’est plus le cerveau qui commande, mais l’instinct. On ne pense plus, on joue. Ensemble. » Ses légendaire­s «funk fingers », ces prolongeme­nts des doigts qui lui permettent de taper sur les cordes, il les a enrobés de divers tissus, pour changer le son. «Y compris des bas pour la gymnastiqu­e… »

Tony Levin mesure sa chance (et tous ceux qui ont joué avec lui mesurent la leur). «Ma vie de musicien est une aventure sans fin, ce que d’autres appellent une carrière. De mes années de musique classique [il a commencé au tuba], j’ai appris que c’est la musique d’abord qui compte. Des mes années en jazz, j’ai compris l’importance d’avoir de grandes oreilles, une extrême complicité. Du rock, j’apprécie la sensation de pouvoir. La force que ça vous donne, le son de groupe, l’amplificat­ion. J’espère que mon jeu témoigne de tout ça. »

Avec John Lennon

Son jeu? Au-delà des «funk fingers » et sa maîtrise du Chapman Stick (cette curieuse sorte de basse en forme de planche avec tout un tas de cordes), la manière de Tony Levin est caractéris­ée par sa capacité d’adaptation. Pensons à son travail de musicien de session: on le retrouve sur une quantité phénoménal­e de disques, de Pink Floyd à Tom Waits. Y compris, pas moyen de passer à côté, le Double Fantasy de John Lennon et Yoko Ono, paru en 1980. « Bien sûr, jouer avec John Lennon était spécial, mais ce n’était pas pour moi la fin du monde. Évidemment, sa mort a conféré une importance historique à ces dernières sessions d’enregistre­ment. Mon principal souvenir, c’est d’avoir tergiversé beaucoup : j’avais naturellem­ent tendance à jouer des lignes très Beatles, et puis j’essayais d’aller à l’opposé, pour finalement laisser la part de Paul McCartney en moi s’exprimer. Non seulement John semblait content, mais il a doublé plusieurs de mes lignes de basse avec sa guitare, ce que j’ai reçu comme un grand compliment.»

À l’évocation (inévitable) de sa contributi­on à l’album Jaune de Jean-Pierre Ferland, son enthousias­me est plus grand encore. Vraiment. « Quelle résonance a eu ce disque ! Je savais que les chansons étaient remarquabl­es, mais c’est seulement plus tard que j’ai compris l’importance du disque et de ce grand artiste dans l’évolution de la musique au Québec.» Lui qui demeure à «quatre heures et demie de Montréal, selon la gentilless­e du douanier», est pour ainsi dire un voisin. «Je connais le Québec par plusieurs biais. Avec Peter Gabriel, je sais l’affection profonde des Québécois pour la musique prog. En tournant avec Kevin, j’ai pu apprécier l’âme chansonniè­re de votre pays: j’ai été jouer jusqu’à Amos, vous savez! Et quand je peux, rien que pour le plaisir, je m’offre de petites virées chez vous. » Sur sa lancée, il ajoute : «Si ma situation familiale était différente, j’élirais probableme­nt domicile au Québec. J’y pense souvent, depuis que les choses ont un peu changé chez nous…» UNE SOIRÉE AVEC KING CRIMSON À la salle Wilfrid-Pelletier de la PdA, lundi 3 juillet à 19 h 30.

«Ma vie de musicien est une aventure sans fin, ce que d’autres appellent une carrière»

 ?? FIJM ?? Tony Levin (avec la cravate rouge, ici en compagnie de King Crimson), affirme avoir autant de plaisir à accompagne­r Peter Gabriel que Kevin Parent.
FIJM Tony Levin (avec la cravate rouge, ici en compagnie de King Crimson), affirme avoir autant de plaisir à accompagne­r Peter Gabriel que Kevin Parent.

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